Le Journal de M. Mort : « Les Yeux de la Calade »

Temps de lecture: 41 min

Retrouvez les 4 premiers extraits du Journal de M. Mort :
1. Le Journal de M. Mort : « Qui Tue Un Chien »
2. Le Journal de M. Mort : « Le Premier »
3. Le Journal de M. Mort : « Pourri »
4. Le Journal de M. Mort : « Diamants »


 

Visuel par Virginie Amo Biondi

 

« Les Yeux de la Calade »

 

 

Le voyage fait partie des avantages de mon métier,
Le voyage gratuit serais-je même tenté de rajouter.
En effet, mon macabre talent de par le monde est sollicité,
Et dans la plupart des langages existants Mr Mort a déjà été félicité.
Défrayé dans des jets privés ou via des compagnies aériennes,
Le mouvement est un des attributs principaux de la vie qui est mienne.
Il m'est arrivé à une seule reprise de tuer dans le périmètre de ma tanière, et ce ne fût pas un contrat mais une initiative bienveillante inspirée par l'instinct. Oui, on peut être bienveillant en ôtant la vie, tout dépend à qui vous la prenez.
Odile et Roger Carlaret dans le cas qui nous intéresse, couple de quinquagénaire qui vivaient et officiaient à une vingtaine de kilomètres de mon repaire. Deux citadins exilés venu ouvrir un restaurant chambres d'hôtes dans nos contrées lointaines et reposantes, c'est la mode de nos jours. Les gîtes et auberges fleurissent dans les campagnes, souvent tenus par des gens ayant eu envie de se mettre au vert suite à une overdose de mégalopoles.

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Sans doute qu'une telle activité leur permet de joindre l'utile à l'agréable.
Plusieurs fois j'étais passé en voiture devant leur établissement, une ancienne ferme que le couple avait coûteusement réhabilité en grande demeure. La façade était imposante et rustique, tout de vieille pierre et de bois, le genre d'endroit où le feu devait crépiter dans l'âtre d'une massive cheminée et où d'épais tapis recouvraient sans doute le luisant parquet d'un chaleureux salon.
Le genre de maison qui grince, qui vit, et dont l'âme transpire dans chaque pièce, loin des baraques jumelles qui poussent comme de la mauvaise herbe dans les lotissements en périphérie urbaine. Et à en croire la foule de commentaires gratifiant qui s'étalaient en bas de page sur le site internet mis en place par les Carlaret, leur accueil et leur table semblaient irréprochables, l'adresse du lieu était même répertorié dans le sacro-saint guide du Routard ; de quoi largement intriguer la fine bouche que je suis.
Moins de deux semaines plus tard, je me rendais à ce repère de gastronomes avec la ferme intention de vérifier leur réputation de bonne table. Je mis précisément douze minutes pour me rendre à La Calade, dont le verdoyant parking n'était occupé que par trois véhicules, dont deux semblaient appartenir aux tenanciers à en juger par leur immatriculation et la boue locale qui s'agglutinait sur les bas de caisse. La troisième bagnole à coté de laquelle je me parquais était un break Dacia immatriculé à Paris. La singularité de la décoration intérieure (un dorje en cristal pendait de leur rétroviseur) ainsi que le grand nombre d'autocollant apposés sur la carrosserie indiquait plus ou moins l'âge et l'état d'esprit de son ou ses propriétaire(s), de jeunes clients de gauche venus par ici se mettre au vert.

Je ne me doutais pas que dans les minutes qui allaient suivre je me retrouverais non loin d'eux pour apprécier le couvert.
Il s'agissait d'un couple homosexuel, mais pas de ces couples clichés dont l'orientation sexuelle saute aux yeux, où l'on devine au premier regard qui fait l'homme et qui fait la femme, pas du tout des "folles" comme disent certaines mauvaises langues.
Le commun des mortels n'aurait vu là que deux amis, deux cousins ou même deux frères s'offrant un bon gueuleton ; mais Mr Mort n'est pas, le Commun des Mortels. Je ne me jette aucune fleur mal inspirée, ne voyez là aucune prétention, juste une froide lucidité sur mes morbides différences, sur ces petits plus qui n'en sont pas vraiment.
Le sens de l'observation exacerbé qui me permit de reconnaître le couple en fait partie, et croyez bien qu'il n'est pas qu'une qualité, c'est aussi un boulet qui ne vous lâche pas.
J'ai ce qu'on pourrait qualifier d'Oeil de la Sentinelle, et ce n'est hélas pas un œil amovible, c'est une orientation de l'organe oculaire et du cerveau qui ne vous lâche jamais et vous interdit toute notion de détente et de légèreté.
Lorsque j'entre dans un lieu, je l'analyse de manière pointilleuse, y trouvant aussitôt les différentes portes d'accès, y repérant les objets contondants, tout y passe, de la déco aux emplacements électriques, caméras ; rien n'y échappe. Mes yeux sont des radars en fonction constante, mon acuité visuelle est de 10 sur 10, à chaque œil, et ce depuis ma plus tendre enfance.
En effet cet Oeil de la Sentinelle je l'avais déjà avant de devenir Mr Mort, mais il ne me servait absolument a rien.
Pendant presque trois décennies il ne fût qu'une source de préoccupations inutiles, un gâchis de concentration que je ne pouvais pas contrôler. Bien entendu cette acuité développée s'attardait aussi sur les gens, scrutant leurs faits et gestes, leurs mimiques et la moindre crispation de muscle du visage, interprétant les tics nerveux ou les tocs. Alors après 20 minutes passé dans la même pièce que ces deux jeunes types, mon œil sentinelle avait fait le rapprochement entre le sticker « arc en ciel » sur leur pare brise arrière et les regards qu'ils se lançaient par dessus le chandelier qui ornait leur table. Ensuite je me détendis, car une fois que le profil de ceux qui partagent mon espace vital est dressé, en général je me relaxe un brin. Je dis bien en général, car si autour de moi je sens la moindre aura de tension, d'agressivité ou de vice, alors je demeure sur le qui vive, sur le pied de guerre serais-je même tenté de dire.

Mais ce jour-ci dans cette salle à manger d'auberge, je ne sentais rien que de l'amour, du moins entre les deux hommes assis non loin de ma table, car lorsque la maîtresse de maison pénétra la pièce pour m'apporter mon apéritif, quelque chose changea dans les ondes qui flottaient paisiblement avant qu'elle n'arrive, surtout lorsque je lui indiquais mon intention de resté manger.
Ce qui aurait dû lui faire plaisir, parut plus la gêner qu'autre chose, comme si le fait d'avoir un client en plus dans cette période creuse de l'année pouvait avoir quelque chose de gênant.
Dans un premier temps je mis ça sur le compte du « stress du restaurateur », qui nous le savons tous n'est pas un métier de tout repos. Peut être n'avaient ils plus grand chose dans leur frigo et redoutait elle d'avance de ne pouvoir honorer le choix que j'allais faire sur leur carte, peut être venait elle de se disputer avec son mari en cuisine, peut être s'était elle juste levé du mauvais pied aujourd'hui, en tout cas Mme Carlaret ne diffusait pas que du positif. Mais lorsque cinq minutes plus tard ce fut son mari qui fit irruption pour apporter l'entrée du couple masculin, je compris qu'il y avait autre chose que le fameux stress.
En faisant le tour de la table des deux types pour y déposer des assiettes et entre deux sourires commerçants, il me jeta un regard d'une intensité telle que j'en arrêtais d'aspirer mon mojito à la paille. Il ne s'attendait pas du tout à ce que je sois en train de le regarder, aussi ses yeux glissèrent ils vers les deux autres clients, mais le mal était fait, il avait titillé mon œil de sentinelle.
Dans son regard je n'avais lu qu'une chose :
« Mais qu'est ce que ce gros con fout ici ! »
Ma présence gênait au plus haut point le couple de restaurateur, et dorénavant je n'aurais de cesse de savoir pourquoi.
La suite de la soirée ne fit que me mettre davantage la puce à l'oreille, tant j'eus le droit à un spectacle d'hypocrisie, un festival de sourires factices. Le patron que j'avais pris en flagrant délit de regard noir était tout à coup le commerçant le plus jovial et avenant du monde, me donnant du « cher monsieur » à ne plus savoir qu'en faire. Mais tous ces rictus et politesse qu'il me servit en même temps que mes plats n'enlevaient en rien la tension dans ses épaules et surtout la haine et la culpabilité qui flottait tout au fond de ses pupilles, tel un spectre bien dissimulé derrière son iris.
Ce type qui se tenait devant moi le torchon sur l'épaule était un homme mauvais, et je ne me donnais pas la peine de dissimuler cette pensée, je la laissais même s'afficher sur ma figure, exhaler de mes pores jusqu'à la rendre palpable, histoire qu'il sache.
Et il n'eut beau pas se départir de son faux sourire, à cet instant il su que j'avais senti.
Sa femme quant à elle ne réapparut pas de la soirée, Roger se tapant le service tout seul, chouchoutant le couple d'homosexuel, encore plus révérencieux qu'à mon égard mais avec la méfiance en moins. Il ne m'ouvrit plus aucune fenêtre de discussion, comme concentré sur ces deux clients innocents, se contentant de me poser les mets sur ma table avec un « bon appétit monsieur » on ne peut plus impersonnel. La nourriture était raffinée, j'avais logiquement eu ce pour quoi j'étais venu, mais je n'appréciais pas les plats à leur juste valeur, obnubilé par les étranges ondes qui planaient. Ainsi pris-je mon repas, perplexe, curieux, écoutant bien malgré moi la conversation des deux homos, apprenant qu'ils étaient ici en voyage de noces pour encore trois jours.

Eux aussi se détendirent et à mi-repas ne se génèrent pas pour se prendre la main, nous étions en 2013, les mœurs avaient changées, la salle était vide et ils auraient aussi bien pu se rouler une pelle, ce n'est sûrement pas moi qu'ils allaient choquer.
Après une crème brûlée des plus croustillantes, je pris congé du restaurant, le couple lui aussi venait d'achever le dessert et se voyait offrir une « liqueur spéciale fabrication maison » quand je me levais pour gagner l'accueil et y régler ma note.
La réception était vide, le placard à clé indiquait qu'une seule chambre sur les 8 était louée et la cloche d'appel posée sur le comptoir me renvoyait un reflet doré. Je pressais de la paume le bouton d'or et le carillon résonna tandis que mes yeux se posaient sur la porte entrouverte qui me faisait face et qui débouchait sans doute dans un bureau ou un espace privé.
Et là, par l'interstice de deux centimètres j'aperçus Dame Carlaret, debout derrière une table de formica sur laquelle s'entassaient des bocaux vides, elle me fixait sans rien faire. Malgré mon coup de sonnette elle campait sur sa position, me toisant sans perdre de son aplomb. Elle ne maîtrisait manifestement pas l'art des faux semblants comme son mari, voilà pourquoi elle n'était pas réapparut de tout le service. Et si en son compagnon j'avais senti un mauvais homme, en elle je ne décelais que folie pure, aliénation totale, au delà des notions de bien et de mal. Je n'avais pourtant aucun cadavre face à moi, pas d'indices sanglants, mais parfois il n'y aucunement besoin de preuves matérielles pour être certain. Il arrive que les preuves ne soit pas emballables dans un sachet de pièces à convictions, que l'évidence proviennent d'un instinct.
Une certitude pouvait naître d'une simple attitude, et ce soir là j'en avais acquis une, les propriétaires de La Calade étaient des gens dangereux. Mais cela ne m'autorisait pas pour autant à leur régler leur compte car je l'étais tout autant qu'eux.

Six jours plus tard calé dans mon sofa, je commençais à déguster une cassolette de parmentier de canard, vestige de mes dernières grandes courses lorsque le flash info de france3 région accapara mon attention. Parmi les reportages semi-publicitaire consacrés au terroir s'était infiltrée une info précieuse. Les images montraient le remorquage d'une voiture hors du lit d'une rivière locale, dont les crues était assez brutales. Une petite poignée de personnes squattaient prés des lanières en plastiques tendues par les autorités, quelques gendarmes pour les garder à l'oeil tandis que leurs collègues homme grenouilles investissaient le milieu aquatique. Un gros gaillard actionnait sereinement le treuil de sa dépanneuse, au bout duquel s'accrochait laborieusement un break blanc plein d'autocollants que j'identifiais rapidement comme celui du couple homo.

« Accident de la route entre Saint-Girons et Le Mas-d'Azil... pour l'heure aucun corps n'a été retrouvé, les forces de l'ordre continuent encore de sonder l'Arize, tâche rendue difficile par les pluies conséquentes de ces dernières semaines... »

Qu'ils continuent de draguer le fond, qu'ils descendent même tout le cours de la rivière, fouinent entre chaque roche, soulèvent chaque tronc et chaque morceau de bois flotté, ils ne trouveraient rien.
Même si l'automobile avait été retrouvée à plus de cent kilomètres de La Calade, j'étais sur de moi.
Encore une fois ce ne fût la qu'une théorie dictée par l'instinct, celui du tueur,
Et il ne m'avait pour ainsi dire jamais induit en erreur.
 Je ne suis qu'un prédateur dont le flair s'active lorsque la mort est dans le secteur.
Un chasseur qui sait reconnaître ses confrères et consoeurs,
Et à la vue de ce flash info, je n'eus plus de doute sur le fait que le couple d'homo parigo n'auraient jamais l'occasion de voir le droit d'adoption pour les leurs.

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Il n'y eut que très peu de latence entre la naissance de cette théorie et le début de ma surveillance.
Juste une nuit, le temps de me renseigner un peu, tant sur les hypothétiques victimes que sur leurs prétendus bourreaux.
Grâce à une capture d'écran du remorquage diffusé dans le flash info et à une incursion dans la base de données des immatriculations je pus disposer de l'état civil du propriétaire de la Dacia, et à partir de là, à tout un tas d'informations bancaires, professionnelles, sociales... Dans notre ère de réseaux sociaux et de données centralisées, tout est trouvable pour qui sait fouiller et en moins de deux heures j'avais dressé un profil assez complet du couple disparu. Assez pour comprendre qu'ils n'avaient rien à envier au point de les tuer, aucun acte commis dans le passé qui justifierait qu'on mette fin à leurs jours, aucune part d'ombre si ce n'est une vie nocturne saupoudrée de produits stupéfiants. Il n'en fût pas de même pour mon couple d'hôteliers. Hormis le site internet de La Calade, les Carlaret n'avait aucune vitrine sur la toile ; pas de compte msn, de facebook pour rester en contact avec la famille et les amis, de vrais fantômes du net. J'entrepris donc de solliciter des sources plus variées et officielles ;registre du commerce, sites de généalogie, archives de presse, mais rien ne ressortit, leur nom était automatiquement associé à un village du sud et les moteurs de recherche faisaient l'impasse sur eux.
Je me rendis donc sur place le lendemain pour poursuivre mon enquête et en avoir le cœur net.
De nuit bien entendu, au plus profond de celle-ci, quand l'air est glacial.
C'est à ce moment que je me régale, jouissant d'être la seule créature vivante dans l'obscurité abyssale.
Une brume vaporeuse flottait dans l'atmosphère par nappes irrégulières lorsque je foulais le sol de leur propriété, arrivant par le parking où ne séjournaient plus que les deux véhicules du couple. C'est en examinant le quatre roues motrices que je vis l'indice. Un objet rare que j'avais jadis remarqué dans le break des homosexuel, un Dorjé en cristal de roche, incolore et mesurant un peu moins de dix centimètres de long, je n'avais pu faire autrement que de le remarquer suspendu au rétroviseur intérieur du couple de parisiens. Une de ses faces était décorée de runes cambodgiennes. Chaque dorje étant unique car façonné à la main, aucune chance que les Carlaret eurent possédés le même, et pourtant voilà qu'il gisait sous le fauteuil du pilote. Sans doute l'avaient ils dérobé au moment de mettre à l'eau la Dacia de leur victime, mais ce n'était guère prudent de leur part car désormais j'étais certain d'être dans la gueule d'un loup.
Aucune lueur ne filtrait à travers les volets ou rideaux, les deux étages semblaient endormis.
Je traversais lentement la cour intérieure n'entendant que le bruit de mes pas dans le gravier et me retrouvant vite au centre du L que formait cette ancienne ferme, face à la rustique et massive porte d'entrée de La Calade.

Je remerciais ma bonne étoile que le couple ne possède pas de chien, j'n'aimais pas m'en prendre a ces bêtes dont la dévotion aveugle à la protection de leurs maîtres pouvaient les mener à leur perte. Mais les Carlaret n'avait ni chien, ni chat, ni système d'alarme. Juste une solide porte affublée d'une serrure 7 points, qui malgré tout ne me résisterait guère longtemps si je décidais vraiment de pénétrer les lieux par cet accès. Le crochetage de serrure fut un de mes hobbys pendant près de six mois, j'avais alors acheté tout types de serrure, du bas de gamme à la sécurité pseudo inviolable, m'attelant à leur ouverture jusqu'à la réussite. Rien ne me résiste je vous l'ai déjà dit, je suis un extrême autodidacte, lorsque je me penche sur un domaine, je le plie...
Il en fut donc de même pour la serrure de La Calade.
Le silencieux vissé sur le canon de mon Glock 17, j'entamais ensuite une progression à pas de loup dans leur gîte boisé.
Tableaux rupestres reprenant des scènes de chasse, nature morte, paysages, nous étions dans une décoration des plus traditionnelles, lambris au mur et parquet au sol, le cliché du gîte en bois, l'hybride entre la maison de campagne et le chalet de montagne. Et la salle à manger n'échappait pas à ce qui semblait être la règle, sur chaque table on pouvait voir que le temps avait travaillé, conférant au sapin, à l'hêtre et à l'ébène une belle patine et une noblesse toute rustique. Des meubles chinés dans des vide grenier, de la récup' ou du brocanteur, dans tous les cas, pas de l'industriel sans âme fabriqué en série. Les Carlaret étaient des meurtriers de bon goût, jusque dans leur alimentation puis-je constater après un petit tour dans la cuisine.
Du beau, du bio, de bons légumes et de la bonne chère bref, du bon mais du cher.
Toujours au rez de chaussée, j'ouvrais de mes mains gantées la porte qui menait dans une bibliothèque très fournie, elle-même attenante à une autre pièce qui s'apparentait à un salon de thé ou une pièce vouée au repos. Mes semelles silencieuses y piétinèrent d'épais tapis avant que je prenne le chemin du haut en empruntant un escalier de pierre.
Les types comme moi les préfèrent aux escaliers de bois, car la pierre ne grince pas.
Le bois vous trahit, plus il est vieux plus il devient malgré lui ,une sorte d'indic', un ennemi pour tout être désirant rester furtif.
La pierre quant à elle absorbe vos pas, les encaisse et vous laisse le choix de faire ou non du bruit. Nul besoin de vous indiquer quel fut le mien, je gravis les marches tel un spectre jusqu'au palier des chambres, toutes vides et portes ouvertes, un vrai hôtel fantôme. Et après avoir parcouru l'ensemble de l'étage, je me demandais logiquement où se trouvait leur chambre personnelle ?
Si leur voiture ne s'était pas trouvée garée devant La Calade j'aurais pu envisager que l'auberge n'était que leur lieu de travail et non leur domicile, mais la bagnole était bel et bien là. J'avais sans doute loupé une porte ; quelque chose avait dû m'échapper dans la configuration de la baraque.
J'étais donc parti pour refaire un examen des lieux plus précis lorsque j'entendis un léger glissement derrière moi.
Je pivotais rapidement, mais pas assez puisqu'avant que je puisse faire face au bruit, un picotement intense frappa ma nuque.
J'y portais la main pour en tirer une fléchette au bout sanguinolent, l'équilibre perturbé et la vue immédiatement troublée.
Pour la première fois dans ma longue carrière, il semblait que je venais de perdre la main par manque de vigilance. Et en effet avant d'être lâché par l'ensemble de mes sens et de chuter dans l'inconscience, j'aperçus une silhouette s'approcher vers moi, la démarche souple et exempte de méfiance.

A mon réveil je ne sais combien de temps plus tard, je pris la juste mesure de la folie de ce couple d'hôteliers... de vrais sauvages. Le moins que l'on puisse dire c'est qu'ils n'étaient pas éclairés à tous les étages,
J'avais beau me rassurer en me disant que je ne m'étais pas fait avoir par des criminels de bas étages,
Il allait vite falloir trouver une solution si je n'voulais pas être le prochain support de leur art-carnage.
Effectivement lorsque je quittais les brumes de mon coltar,
Un massacre chargé d'esthétisme s'offrit à mon regard.
Il y avait là une trentaine de corps au bas mot. Des jeunes, des vieux, des noirs, des blancs, des couples essentiellement.
Et plus le venin que l'on m'avait injecté se dissipait, plus le tableau se précisait. Tous étaient morts, et mis en scènes.
Certains vêtus, d'autres nus, dans des situations plus ou moins incongrus, les Carlaret s'étaient fabriqués leur petite galerie des horreurs, genre de musée Grévin avec la cire en moins. L'absence de fenêtres et la présence de bouches d'aérations sur le plafond ne trompaient pas ; la vaste pièce circulaire où je me retrouvais pieds et poings liés était à n'en point douter un sous sol.
Tout y était disposé selon le fruit d'une mûre réflexion, le genre d'endroits où chaque chose à une place et une seule ; de la table à instruments en acier aux portes manteaux couverts de fourrure douteuse, du buste style Michael-Ange aux vieilles pattes de coqs de rebouteuses. Il me fallut bien cinq minutes pour être de nouveau maître de mon cerveau et de mon corps, cinq interminables minutes où je ne pu rien faire d'autre que de laisser errer mon regard hagard dans cet horrible boudoir.
Les corps avaient parfois le visage figé dans un rictus de douleurs. Certains mimaient l'accouplement en levrette, d'autres s'affligeaient des punitions sadomasochistes, un autre couple était attablé en train de dîner, la fourchette à jamais planté dans la bouche pour l'un, le verre de vin à la commissure des lèvres pour l'autre.
Des statues faites de chair et d'os, badigeonnées de je ne sais quel vernis formolé garantissant sans doute leur conservation et leur conférant un aspect brillant. Etant donné mon état second, la scène était particulièrement dérangeante, comme si je m'éveillais d'un doux rêve pour basculer dans un sale cauchemar puant la réalité. Je détaillais davantage l'environnement malsain et silencieux où je me trouvais menotté, attendant patiemment de récupérer toute mon énergie motrice.
Sur les murs rouge sang, étaient apposés des toiles d'époques et d'ethnies diverses et variées, mais ayant toute la cruauté et la torture comme dénominateur commun.
Tout le long des parois de cette vaste pièce ronde, les Carlaret avaient exposé l'immonde:
Des estampes d'empalement, des peintures d’écartèlement, des sérigraphies d'éventrations suspendues et de pendaison publique, des gravures d'ébouillantage ; des photos de mort par injection chimique.
Le panorama était déjà horriblement complet, mais c'était sans compter les mains et pieds qui trônaient dans de belles armoires vitrines éclairées de l'intérieur. Les membres coupés étaient disposés comme des œuvres d'art, et tous avaient été tatoués, de manière assez talentueuse il semblait, même si j'étais trop loin et encore trop cotonneux pour percevoir les détails de ce travail. Les deux armoires contenait une trentaine de « pièces » chacune et étaient disposées autour du poste de tatouage dont l'hygiène paraissait être sans faille.

À quoi bon se prendre la tête à tout stériliser pour tatouer de la peau morte, allez comprendre, pour ma part je n'étais plus à une folie prêt. Encore une fois je me rendais compte que j'étais loin d'être le plus marbré sur cette terre, que malgré mon métier pour le moins violent, je réussissais quand même à préserver un semblant d'équilibre et un respect de la vie et de l'humain.
Les Carlaret, eux n'étaient plus de ce monde, ils ne faisaient plus du tout partie de la société et n'avait apparemment comme limite que celle de leur imagination pervertie.
J'en étais sur ces pensées quand le voile de la fléchette empoisonnée s'estompa pour de bon, comme une vague se retirant à reculons du rivage de la plage. L'engourdissement de mes membres s'atténuait lui aussi, les couleurs devenaient plus vives, le contour des choses plus précis, et je me rendais compte assez rapidement que parmi les couples mortifiés se trouvaient les deux hôteliers. Dissimulés parmi leurs macabres mannequins, installés au beau milieu d'une scénette, ils m'observaient sans broncher depuis le début, parvenant à être aussi figés que leurs créations sordides. Les deux voyeurs me souriaient à pleines dents mais conservaient encore quelques secondes la fixité grâce à laquelle ils avaient pu m'épier, comme trop fier de leur coup, prolongeant le plaisir de leur petite blague vicieuse.

De mon coté j'étais de nouveau en pleine possession de mes moyens et mon cerveau analysait la matière et la résistance des liens qui m'entravaient les mains dans le dos. Une paire de menottes tout ce qu'il y a de plus banale.
Cela aurait pu être bien pire, soupirais-je intérieurement alors que l'homme de la maison quittait sa posture en scandant
— Alors cher intrus, que pensez-vous de notre musée des vices ?
En posant cette question, il avait déroulé le bras à la manière d'un monsieur loyal présentant le numéro principal, semblant désormais attendre une réponse à sa requête amicale. J'étais occupé, mais il valait mieux entretenir cette conversation avec le maître des lieux car dans ce genre de situation le temps est souvent ce qui vient à manquer.
— Pour être honnête, répondis-je donc pour en gagner ; vous êtes parvenus à me choquer, et pourtant je suis du métier.
— Tttt, ttt, ttt, me contredis d'emblée Mr Carlaret, embrayant volontiers dans la direction où je voulais le voir aller.
Je savais que cette réplique titillerait son égo visiblement démesuré, je ne m'étais pas fourvoyé :
— Nous n'avons strictement rien à voir cher inconnu. A voir votre accoutrement et armement, je crois pouvoir dire sans trop m'avancer que vous êtes un genre de mercenaire, comme un chien de guerre qu'on mandate pour effectuer de sales besognes n'est ce pas ?
Le ton interrogatif employé était purement formel et n'appelait pas de réponse cette fois, je le laissais donc continuer l'apologie de leur art criminel.
— Nous n'exerçons pas la même profession, tout ce que vous voyait ici n'est d'ailleurs en rien un métier, mais vous le savez car vous êtes venu manger à notre table, nos sommes des hôteliers restaurateurs, et...
— Et aussi de très bons orateurs, le coupa sa femme qui jusque là n'avait toujours pas bougé d'un pouce. Et au moment où elle se levait et rejoignait sa moitié afin de l'aider dans sa représentation, le mien de pouce venait de finir son extraction de la menotte.
— Mon mari et moi même avons crée l'art morbide épuratoire, procédé grâce auquel nous libérons la société des être de peu de foi, redonnant ensuite de la noblesse à leur corps vicieux en les transcendant en œuvre d'art.
— Des heures de travail sur chaque pièce comme vous vous en doutez, enchaîna le mâle alors que mon poignet craquait discrètement en se démantibulant. Il y a déjà le meurtre en lui même , ce n'est certes pas l'étape la plus longue du processus mais assurément la plus libératrice d'adrénaline. Mais ce n'est qu'une fois que le corps est froid que notre travail débute réellement cher ami.
Sa femme l'avait rejoint et se tenait à ses cotés, bouche entrouverte, elle buvait les paroles de son homme avec délectation, le regard obnubilé par les lèvres de celui qui déblatérait pour justifier ses atrocités. Ma main droite quant à elle était totalement libérée. C'est là un détail que ces deux psychotiques ne pouvaient savoir : vous n'arrêterez pas Mr Mort avec une paire de menottes. Du moins pas avec celle qui m'enserraient, qui contrairement à celles de la police ne disposaient pas d'une serrure à crête.

Je fais partie de ces personnes qui savent se démantibuler l'épaule, se déboîter complètement le poignet, de ces êtres à la souplesse articulaire hors du commun. Pas un contorsionniste, mais pas loin. Déjà car la nature m'a doté d'une paire de mains fines et longues, et surtout car ma mère, personnage ambiguë et bipolaire, eut au moins cette bonne idée de proférer à mon corps lors de ses premières années des massages Shantala réguliers ; favorisant ma souplesse articulaire.
Par la suite, mon attrait adolescent pour les agrées fit le reste, puis cet entraînement maison sur lequel je m'étais acharné et qui consistait à me menotter sans avoir accès à la clé. Les débuts furent pénibles, mon poignée fut mis à rude épreuve je m'endormis même une ou deux fois avec les fers aux poings, mais à homme persévérant rien d'impossible, et aujourd'hui ma technique est au point. Il me restait néanmoins une main à libérer quand l'épouse Carlaret pris le relais sur son conjoint :
— Nous nous répartissons les tâches selon nos humeurs ; découpage, cicatrisation à la flamme, lavage à la pierre ponce, épilation, tatouage, nous alternons afin que ça reste ludique.
Elle révéla sa dentition en me gratifiant d'un sourire aliéné, tandis que son mari s'éloignait vers un coin de la pièce pour en revenir avec une énorme glacière sur roulette.
— Là dedans se trouvent les morceaux des deux jeunes hommes qui vous amènent ici si je ne m'abuse. Vous avez diné ici le même soir qu'eux... Nous ne nous en sommes pas encore occupés, ce que nous comptions faire ce soir, sans votre présence intruse.
La clairvoyance et la perspicacité étaient manifestement des vertus dont avait été doté ce taré, je n'avais pas affaire à une triple buse.
— En effet, acquiesçais-je alors que mon autre main était en passe de quitter son enclave métallique. Vous êtes très physionomiste je suis impressionné.
— C'est que vous avez un certain charisme, repris l'épouse. Mais ce que je n'ai pas oublié de votre venue, c'est ce quelque chose dans le regard qui m'a déplu.
Son expression n'était plus du tout dans les tons amicaux et son rictus avait fait place à un faciès de gargouille en granit.
— C'est donc la providence qui vous renvoie dans nos griffes, afin de rejoindre toutes ces personnes que nous avons figées pour l'éternité, et qui nous déplaisaient également.
Elle contempla un instant ce qui était pour sûr, l’œuvre d'une vie.
— Des vices suintant de leurs pores de touristes, des atrocités sortant de leur bouche d'hypers consuméristes, il n'y en a aucun qui ne méritaient pas de châtiment. Nous n'avons pas ouvert cette auberge pour y accueillir des être pervers, et pourtant régulièrement nous recevions des couples délurés, des gauchistes, des drogués.
Tout en énonçant les tares de leurs victimes, elle me les montrait du doigt. L'homme de la maison continua la phrase de sa femme et j'eus un instant, la sensation d'être face à une pièce de théâtre, un numéro bien rodé où les acteurs se passent le relais avec fluidité. C'était comme si les Carlaret avait répété et s'étaient partagé les tirades qu'ils me sortaient.
— Des malpolis, des étrangers, des homosexuels, tout un panel de personnes que nous ne désirions pas dans notre clientèle. Alors plutôt que de fermer notre établissement et de retourner à nos anciennes activités, nous nous sommes adaptés et avons pris la décision d'agir. Énormément de personnes se plaignent de l'état de notre monde mais ne font absolument rien pour le voir changer.
Les veines du front gonflées, les tendons du coup saillants, Mr Carlaret se faisait sa petite montée et semblait au bord de l'A.V.C.
— Nous sommes là pour épurer, poursuivit-il néanmoins en empoignant la main de sa femme de manière on ne peut plus romantique. Nous sommes bien trop nombreux sur terre, alors lorsque des êtres vicieux passent par chez nous, il est de notre devoir de ne pas les laisser repartir semer la décadence.
— A dire vrai, compléta Madame en se tenant le menton d'un air pensif, vous allez être notre première victime hors de ce code de déontologie. Dis chérie, ajouta t'elle comme illuminée, ça ne mériterait pas qu'on lui fasse la Spéciale ? ça fait si longtemps...
— Voyons doudou, c'est trop salissant et tu met bien trop de temps à redescendre à mon goût.

Elle avait pris un ton si suppliant à la fin de sa requête que la dernière chose que je désirais en cet instant était de savoir en quoi consistait ce traitement spécial qui la réjouissait tant. Il était temps de passer à la vitesse supérieure si je n'voulais pas passer un pénible quart d'heure. J'agitais vivement ma main encore prisonnière tandis que les deux cinglés négociaient, mais leurs palabres à propos de la Spéciale n'étaient pas assez intense pour que leur échappe ma petite danse. Mon plan était de fondre sur la table à instrument qui se situait à quelques mètres pour ensuite tenter de les refroidir grâce aux innombrables outils tranchants qui s'y trouvaient . Mais à peine fus je libéré des menottes que le couple infernal se jetait sur moi. Les pieds toujours liés, je bondissais comme lors d'une course de sac, sautant vers mon objectif principal tout en sachant que je ne pourrais l'atteindre sans être rattrapé. Alors mon esprit gambergea en urgence une stratégie.

Ces deux forcenés se considéraient comme des artistes d'exceptions, ils passaient des heures sur leurs créations, les exposant et les chouchoutant comme s'ils s'agissaient de leurs rejetons. Je misais donc ma survie sur leur instinct de protection lorsqu'à mi-chemin de la table, alors que je sentais presque leurs haleines sur ma nuque, je croisais la route d'un ventripotent jeune homme qu'on avait vêtu en valet. Empaillé dans une redingote bien trop courte pour lui, l'obèse tenait dans sa main droite un plateau d'argent où reposait des flûtes de champagne. Je bousculais de la mienne l'épaule qui était au bout de ce bras mort, et le lugubre mannequin chuta, provoquant la panique escomptée chez Monsieur Carlaret et sa compagne.
Ils se ruèrent sur la statue de chair, semblant m'oublier et n'avoir plus d'yeux que pour ce membre de leur galerie mortuaire.
Les flûtes de champagne se brisèrent à mes oreilles alors que je glissais en catastrophe vers le salut. Mes hôtes gémissaient en relevant leur sculpture quand j'empoignais un rutilant scalpel et commençais à sectionner la corde qui m'enserrait les chevilles ; réfléchissant déjà quels ustensiles de la table allaient me servir la seconde d'après.
Puis tout se passa à la vitesse de l'éclair.
Une fois le gros personnage remis sur pied, Odile et Roger Carlaret me foudroyèrent du regard, leur haine à mon égard, décuplé par l'assaut que j'avais mené sur leur œuvre d'art. Mais dorénavant j'étais libre et ils allaient pouvoir se rendre compte à leur tour qu'ils n'avaient pas affaire à un petit joueur. Ils n'eurent le temps de faire qu'un pas avant que j'envoie la femme de vie à trépas, ce grâce à une longue dague au manche de bois. Le lancer fut parfait, droit et puissant.
La lame inoxydable fendit les deux mètres qui me séparaient de mes assaillants et se planta avec un bruit sourd dans le poitrail de dame Carlaret. A peu près le même son que produit la hache en s'enfonçant dans la bûche.
Le schlass fiché non loin du cœur, elle n'avait pas l'ombre d'une chance d'en réchapper,
Quand son imbécile de mari en rajouta en ôtant le poignard comme un clou d'un pneu rechapé.

Geyser rouge, Roger se figea.

La bouche tremblante et les yeux dans le vide, le visage aspergé du sang de sa complice, il était au supplice.
Un pan de sa vie venait de s'effriter sous ses yeux, et je n'allais pas attendre de voir à quel point cela allait le faire tilter, il était déjà bien assez dangereux. Alors ni une ni deux, je ne lui laissais pas la minute pour se remettre et me saisissait d'une grosse machette à manche d'ivoire ainsi que d'un pieu, puis propulsait la première tout comme je l'avais fait avec la dague. Ce fut le contact de la machette pénétrant la chair de son épaule qui tira l’hôtelier de son hébétude déprimée. La lame s'était embourbée de plusieurs centimètres dans sa bidoche et je vis dans son regard qu'il avait senti le vent tourner. Toute arrogance et certitude avait définitivement disparu chez ce psychopathe, de tueur il était devenu victime en moins de trois minutes.

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Et maintenant Roger Carlaret rampait tant bien que mal, s'ouvrant les mains sur les débris des flûtes.
Quelques secondes je contemplais sa fuite puis le rattrapais calmement et finissait le travail en usant du pieu,
perçant le centre de sa colonne vertébrale dans un bruit de branche qu'on casse avant de jeter au feu.
Le calme revint enfin et je me retrouvais seul au milieu de leur malsain remix du musée Grévin.
Prenant une profonde inspiration, j'encaissais le fait d'avoir été surpris, anesthésié, ligoté et presque tué.
Si le couple Carlaret avait investi un peu plus cher dans leurs menottes, c'était réglé pour mon matricule.
Cet endroit avait bien failli être mon tombeau, j'y aurais rejoins le sordide défilé, Dieu seul sait dans quel pause ridicule.
A présent que mon sang filait moins vite dans ses vaisseaux,
je prenais pleine mesure de l'ampleur du boulot effectué par les deux zozos pour réaliser ce hall d'expo.
Et je devais admettre que même si c'était gore, c'était beau.
Je n'étais pas le dernier « niveau tableau de chasse » bien rempli mais ça ne m’empêchait pas d'être un brin impressionné par l'hécatombe que représentait tous ces morts. Pour être précis, on dénombrait ici trente deux corps.
Soit autant de familles à qui ces gens devaient manquer, autant d'enquêtes restées infructueuses puisqu'il y a moins d'une heure ce couple de tueurs exerçait encore.
J'observais mes deux victimes, toutes deux baignant dans leur hémoglobine, et j'étais partagé entre le dégoût et l'admiration.
Ce fût l'intense ambivalence de mon ressenti qui me fit rester davantage entre ces murs , quand bien même le bon sens exigeait que je quitte au plus vite cette scène de crime. Quand je croise des exécuteurs d'une telle espèce, je me dois de savoir ce qui les animent...
J'entamais alors une fouille plus approfondie de la pièce, dénichant après quelques minutes d'investigation un petit cahier relié de cuir épais, la couverture lacée par une lanière de la même matière. Il s'agissait là d'un mélange entre journal intime et journal de bord, tenu par la femme de la maison.
Tout y était consigné, d'un belle écriture ronde qui tranchait avec le contenu immonde de ses pages.
Leur vie quotidienne et ses dérapages, le mesquin repérage qui précédait le carnage...
Une explosion littéraire de haine, manuscrite de façon quotidienne ;
Madame entretenait avec ferveur sa rancoeur envers l'espèce humaine.
Le mode de pensée de ces deux cinglés s’avéra plus simple que ce que je ne pensais.
Tout ce qui ne collait pas avec leur vision de la vertu, de la politesse ou de l'intelligence n'était qu'impureté à éradiquer.
Des fascistes de l'extrême dont les critères allaient bien plus loin que la « race » ou la classe sociale.
A coté d'eux, même la droite la plus dure pouvait paraître amicale.
Certains des morts étaient là car ils s'étaient amusé à roter à table,
n'avaient pas dis bonjour ou s'étaient juste montrés un peu mal aimables ;
cela suffisait à faire passer à l'acte ce couple insatiable.
Tout un tas de raisons futiles qui à leur yeux d'illuminés semblaient valables.
Mais ce qui m'intrigua le plus dans ce petit livre fut l'évocation répétée du Passage.
Un corridor qui semblait faire le tour de l'établissement et au travers duquel ils pouvaient observer les clients dans l'intimité de leur chambre. Ces maudits Carlaret ne manquaient ni de ressources ni d'imagination et l'idée d'un passage secret m'excita grandement, m'incitant à poursuivre mon incursion. Je cherchais tout d'abord une strie dans un mur, une faille irrégulière, mais je ne trouvais rien dans les murs de lambris de l'étage. L'accès au passage devait donc se trouver au rez de chaussée, que je rejoignais en examinant chaque centimètre de ma progression.
Chandeliers muraux, fond de placards et de penderies, meuble horloge, porte-manteaux, je tripotais tout ce que je croisais, essayant tant bien que mal d'actionner ce qui ne pouvait l'être. Mais rien, bredouille à chaque tentative.
Soit les Carlaret avaient fait preuve d'une grande créativité soit ma clairvoyance devenait moins vive.
C'est ce que je me disais en pénétrant dans la plus grande pièce du rez de chaussée, une salle à manger pouvant accueillir sans peine une cinquantaine de convives.
Tout était entretenu à la perfection, le bois verni luisait et fleurait bon la cire, tout comme le parquet.
Je laissais glisser un doigt ganté le long de l'arrête des dossiers de chaise immaculés, m'approchant d'une massive cheminée qui semblait ne plus avoir connu de fournaise depuis une éternité. Haute et large, sans socle, le genre d'âtre où vous pouvez aisément embrocher un mouton pour y faire un méchoui d'intérieur. Je m'accroupissais devant le foyer afin d'observer le motif apposé sur la plaque au fond du cœur, mais ce fut un autre détail qui attisa finalement ma curiosité. Une empreinte de chaussure, où plutôt deux pour être juste, légèrement imprimées sur une fine nappe de poussière cendrée.
Je le tenais enfin mon passage secret.
Je me penchais pour passer sous le manteau, l'odeur de la suie taquinant mes narines et y dénichais rapidement une poignée de métal brut, rivée sur une petite porte noire de la même matière. Les gonds couinèrent discrètement et je me retrouvais face à un escalier de fer ajouré qui grimpait en pente raide vers l'étage.
Sans rampe, large d'à peine plus d'un mètre, une quinzaine de marches exigus qui menaient directement sur le palier des chambres. Et dans chacune d'elles les Carlaret avait camouflés des judas, quatre à chaque fois, deux chacun. Je les imaginais posté là, à se rincer l'oeil et fomenter leurs crimes, passant d'une chambre à l'autre comme des surveillants de prison où des techniciens de télé-réalité. Au moment où vous pénétriez la Calade pour y passer la nuit, vous deveniez en quelque sorte des rats de laboratoires, les sujets d'observations du couple.
Et si votre comportement ne collait pas avec leur conception de l'Humanité, votre existence se trouvait écourtée.
C'était peut être là un point commun entre eux et moi. Après tout, il est vrai que je tuais également ceux qui ne vivaient pas selon mes principes. Mais contrairement à moi, les Carlaret étaient des attentistes, ils n'allaient pas traquer leurs proies, ne se faisaient pas payer pour ça. Eux avaient construit un piège camouflé en accueillante auberge, la démarche n'était pas du tout la même.
Tout l'établissement était pourvu d'un double fond et devant la grille d'aération de chaque chambre était posée un genre de bouteille de plongée contenant sans nul doute un puissant soporifique. Tout ces dispositifs mis bout à bout devaient avoir coûté une petite fortune et en cela nous n'avions rien à voir. La mort ne m'a jamais rien coûté, je n'ai jamais investi dans cette morbide habitude qui est mienne, au contraire, j'ai fait en sorte qu'elle me rapporte. Et je me plais aussi à croire que j'ai plus de mérite que ce couple qui cueillait des innocents pendant leur sommeil pour ensuite les découper et les utiliser comme support à une expression artistique plus que douteuse. Leur musée des horreurs du sous sol ne devait jamais être déniché par quelqu'un d'autre, ne serait ce que pour ne pas traumatiser des familles de disparus qui avaient peut être déjà fait leur deuil, et qui dans le cas contraire ne serait clairement pas aidé par la découverte d'un être cher mort et empaillé.
Je pris alors la décision de tout brûler, d'enflammer ce site, théâtre de tant d'ignominies.
Je fis le tour de la cuisine, récupérant tout ce qui pouvait servir de combustible d'allumage, alcool fort, white spirit, détergent...
Je répandais également tout ce que je trouvais, prospectus, journal, papier toilettes, descendant jusqu'à leur cave des vices où je renversais précautionneusement leurs barils d'acides fluorhydriques et chlorhydriques. Tout devait disparaître, vaporisé, dissout, envolé. Je regardais une dernière fois cette atroce galerie avant de tirer une allumette de la grosse boite familiale que j'avais trouvé en cuisine. Je frottais ensuite la tête de souffre, balançait la tige enflammée et remontais au rez de chaussée, où j'en semais d'autres comme un Petit Poucet pyromane, allumant les rideaux du salon avant de claquer la porte de l'auberge.

Au cœur de la nuit noire, je campais alors deux minutes à admirer la demeure s'emplir de fumée et rougir,
Puis décampais furtivement quand sa charpente en lutte commençait à rugir.
Mon devoir était fait, j'étais de nouveau le seul prédateur du secteur, dorénavant les environs de ma tanière allaient s'assagir...

 

 

 

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Un commentaire sur “Le Journal de M. Mort : « Les Yeux de la Calade »

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