Je me souviens d’un triste soir de pluie cévenole, le petit cinéma de Ganges diffuse « Le Bonheur… Terre Promise » de Laurent Hasse. L’histoire toute simple d’un homme parti traverser la France du sud au nord, à pied et en hiver. Une belle itinérance en quête du bonheur, un beau parcours sans strass, ni paillette, juste des rencontres avec des humains, avec leurs forces, leurs faiblesses, leurs moments de doute ou de félicité. Des tranches de vie, un petit bout d’humanité, des regards et des kilomètres. Cette simplicité d’un voyage en quête de sens, pas vraiment exotique, pas vraiment tape à l’œil, est touchante. Un voyage, humble, dépouillé, réduit à son Essentiel. Un voyage au cours duquel Laurent est passé à nos portes, presque sous nos yeux. Il a su voir ce que nous ne voyons plus tout à fait nous mêmes : l’Autre, l’Autre dans sa différence, dans sa singularité. On touche là à la beauté, à la fragilité mais aussi à l’intensité de l’éphémère.
Ces questionnements, ces ressentis, sont un peu les nôtres à nous, petits humains embarqués, on ne sait pas toujours pourquoi, sur ce grand bateau de la Vie. Et quand le mot fin apparait on a juste envie de dire encore ! Encore des paysages, encore des gens, encore de la route sur les chemins de la Vie ! Encore du Bonheur, quoi !
Parce qu’en fait, c’est bien ce dont on a tous besoin, le bonheur, non ?
Yoh : Ton parcours avant d’en arriver sur ce film ?
Laurent : J’ai fait des études d’audio-visuel à l’université publique du côté de Poitiers. À l’époque, la première formation qui était dédiée au genre documentaire. Après, comme plein de gens, j’ai fait plein de petits boulots sur ou autour du ciné, de la télévision, des stages bidons dans les téloches et compagnie. Des films d’entreprise, des films de mariage, des boulots alimentaires, rien de bien palpitant…
Dans les années 90, je me suis mis à réaliser mes premiers documentaires en tant que réalisateur et, ou caméraman. C’était généralement des films produits ou coproduits par la télévision, donc sur des sujets graves, ou lourds, ou sérieux, puisque la télévision a une fâcheuse tendance à s’intéresser au malheur beaucoup plus qu’au bonheur. J’ai fait des films sur des sujets aussi palpitants que la vieillesse, le handicap, le sida, la toxicomanie, les désastres provoqués par le capitalisme et des choses comme ça.
Et puis, il y a eu une espèce de ras le bol de ma part. J’aime bien le genre documentaire mais j’étais un peu comme une éponge donc tout ce malheur du monde avait une fâcheuse tendance à me rendre profondément dépressif. Ça faisait un bout de temps que je me disais « j’aimerais bien faire un film documentaire où j’irais juste vers les gens », pas vers les gens parce qu’ils ont le sida ou sont au chômage.
— Du coup, je vais en profiter pour placer la question suivante : comment t’est venue l’idée de ce projet ?
L’idée de questionner la vie des gens et donc le bonheur était enfouie au fond de moi. J’avais envie de faire un film là-dessus.
Et il y a eu cet accident. C’était en 2004. J’ai été renversé par une bagnole alors que je me déplaçais en vélo à Paris et je me suis retrouvé dans le coma avec une fracture du crâne. En sortant du coma, j’avais perdu, entre autres, l’usage de mes jambes. Sur le lit d’hôpital, je me suis dit que si j’arrivais à remarcher, je ne ferais pas semblant et tant qu’à faire autant en profiter pour renouer avec ma vocation première la réalisation de documentaires. Donc je vais partir à pied pour, enfin, questionner le bonheur.
C'est une réaction vu le milieu professionnel dans lequel j’étais et puis une sorte de thérapie par rapport à un évènement traumatique personnel.
— Tu as fait une préparation particulière ?
D’ordre physique, psychologique ou…
— Préparation au sens large, physique, psychique, sportive, cinématographique ?
Sportive, pas du tout, je ne suis absolument pas sportif. La seule préparation c’était d’acheter des pompes de marche longtemps avant de partir histoire de les porter même à Paris pour les faire à mon pied et pour ne pas me retrouver avec des ampoules monstrueuses dès le premier jour. Quelques mois avant de partir, j’avais banni les déplacements motorisés et j’essayais de tout faire à pied à Paris ; voilà, ma seule préparation pour traverser la France à pied c’était de traverser les arrondissements parisiens. Par rapport au sujet, une espèce de photographie subjective de la population française, je me suis bien gardé de lire ce qu’avaient écrit les philosophes, les sociologues ou les ethnologues sur la question. Je ne voulais pas être influencé du tout par les spécialistes, par les paroles savantes. Je voulais vraiment être candide.
Je n’ai pas lu Rousseau, je n’ai pas lu Pascal. En tout cas pas avant de partir. De même que je n’ai pas lu les écrits des grands voyageurs, je ne voulais pas être dans le mimétisme, je ne voulais pas essayer de reproduire quelque chose qui venait de mes pairs ou de mes prédécesseurs.
Sur le plan géographique, la seule chose qui était prévue c’était l’itinéraire. J’ai très naïvement tiré une ligne droite au milieu de la carte de France et je me suis dit « voilà, ce sera ça l’itinéraire », sans avoir repéré avant, donc sans savoir concrètement par où passait cette ligne. C’était forcément des régions de France où je n’avais jamais mis les pieds avant.
— Il y a un passage où tu parles du « triangle des Bermudes français », effectivement ce sont des coins où les gens vont peu.
Cet après-midi je discutais, au sujet de ce film, avec un écossais qui est à Paris et qui ne connaît pas bien la France. Je lui ai expliqué la trajectoire, le parcours et il ne comprenait pas, il me disait « Mais pourquoi tu es allé dans ces endroits où il n’y a rien, rien de touristique, rien que l’on connaît, rien d’intéressant ? ». Lui, il connait Paris, les châteaux de la Loire, la Côte d’Azur et la Bretagne. Pour lui, je ne pouvais pas faire un film sur la France sans passer par ces endroits-là. J’ai essayé de lui expliquer que ce n’était absolument pas ça qui m’intéressait mais les hasards des rencontres et que, justement, pour qu’elles soient hasardeuses, ces rencontres, il faut les faire non pas dans des « non-lieux », mais dans des lieux qui n’ont aucun intérêt en soi. Du coup toute l'attention est portée sur la personne et non son environnement.
— Ça te fait quoi d’être une équipe de tournage à toi tout seul ?
Ça rassure le producteur qui se dit que ça ne va pas coûter cher. C’est à la fois beaucoup plus simple, parce qu’on est léger. Et comme j’étais beaucoup moins impressionnant pour les gens d’en face, eux étaient beaucoup plus sincères. Si je déboulais chez une mamie avec une équipe de tournage, un lourd éclairage, des câbles de partout, je lui aurais fait peur et elle se serait renfermée… Là où moi, c'est l'ouverture et le dévoilement que je recherche. Dans les faits, j’étais juste un petit bonhomme avec un gros sac à dos et le sac à dos était plus impressionnant que la petite caméra, donc c’était un atout et une nécessité pour ce type de projet.
Le problème c’est qu’effectivement l’image eut été de meilleure qualité avec une plus grosse caméra, ou avec des éclairages par moment. Et le son également eut été plus propre avec un ingé' son, une perche et une mixette. Moi, je n'avais que mes micros, certes de bonnes qualités, mais personne derrière, hormis mes oreilles.
— C’est ce qui fait le charme du film.
En pesant le pour et le contre, la faiblesse technique de ce projet n’a de sens que dans la mesure où ça apportera un supplément d’âme, parce que ça autorisera une liberté de propos de la part des gens que je vais rencontrer.
— Ce qui m’a vraiment marqué dans le film, ce sont les passages, très émouvants, où les gens donnent tellement d’eux-mêmes que l’on se demande s’ils réalisent qu’ils vont être sur des écrans de 4m par 3, ou plus, dans le monde entier. Ils disent des choses très personnelles. Je trouve que c’est un des points forts du film, cette façon de faire, d’obtenir le vrai de la part des gens…
Je peux te répondre qu’à l’époque ils ne savaient absolument pas qu’ils seraient sur des écrans géants, parce que moi-même je ne le savais pas, ils savaient juste qu’ils faisaient confiance à un petit bonhomme qui était passé devant chez eux et qu’à tout moment, même longtemps après, ils pouvaient se rétracter. Je ne leurs demandais pas de signer une autorisation au moment où je les rencontrais, je leur laissais juste le moyen de me joindre et je leur disais « Si à tout moment pendant l’interview, ou le lendemain ou une semaine, ou même des mois après, vous regrettez votre geste, il suffit de m’appeler et je détruis la cassette ».
(…)
Il fallait qu’ils puissent parler librement les uns les autres, ils savaient que, de toutes façons, aucune image ne serait divulguée avant qu’ils ne m’aient donné leur autorisation, c’est-à-dire avant qu’ils soient les premiers spectateurs de ces images. J’ai envoyé le film monté à tout le monde, un montage brut, en leur disant que le film pourrait ressembler à ça si ils l’acceptaient. Et là, je n’ai eu que des réponses positives, personne ne m’a dit « Ah non surtout pas ! ».
— Démarche respectueuse !
Je procède toujours comme ça. Normalement, la règle voudrait qu’on arrive avec un papier à en-tête à faire signer aux gens, un document qui dit qu’ils autorisent le droit à l’image. Je trouve ça mensonger, parce qu’au montage, on peut faire dire tout et n’importe quoi à une personne avec les mêmes rushs. Je préfère que les gens me donnent leur accord sur un film fini ou quasi-fini.
— Par rapport à l’accueil chez l’habitant, tu as beaucoup dormi chez l’habitant, comment ça s’est passé, c’était spontané, prévu ?
Rien n’était prévu, absolument rien. C’était la beauté du truc justement, c’était ce qui m’intéressait dans cette démarche, de confier mon sort au hasard des rencontres. En revanche, j’ai moins dormi chez l’habitant qu’espéré. Dans l’idéal j’aurais voulu que toutes les nuits soient chez quelqu’un et ça n’a pas toujours été le cas parce que des fois je ne trouvais personne pour m’ouvrir sa porte, particulièrement en ville. Je n’ai jamais fait, ou très peu, de rencontres en ville. Dans ces moments-là, je me rabattais sur les auberges de jeunesse, les FJT, les centres d’hébergement d’urgence ou, en dernier recourt, sur les hôtels. Mais les nuits à l’hôtel, je les vivais comme un échec puisque le but c’était de faire des rencontres. La ville entretient une espèce d’autisme social qui fait que même inconsciemment on est suspicieux ou méfiant envers celui qu’on ne connaît pas, envers l’autre. Et même si tu n'es pas SDF avec une grosse barbe et puant la vinasse, tu es l’étranger, et si t n'as pas de toit, tu es suspect.
— Les pires galères, les moments magiques ?
Les pires galères… La première : je me suis foulé la cheville, du côté de Limoux, encore dans le sud, connement, je filmais au milieu des vignes, le vent faisait tourner des feuilles et pour les suivre j’ai pivoté sur moi-même sans lever les pieds. Ça a fait CRAAC ! Foulure, élongation ou tendinite… je ne sais pas. J’arrivais à Carcassonne. J’ai fait les 10 derniers kilomètres en boitant et en me disant « Merde, c’est la fin du voyage, je ne pourrai pas aller plus loin avec une cheville comme ça… ». L’accident tout con, c’est vraiment le fruit de mon inexpérience.
J’ai aussi eu quelques galères pour trouver des hébergements. La nuit tombe, la température aussi, où est-ce que je vais ? Dans ces moments, il m’est arrivé de rallumer mon portable et d’appeler la gendarmerie par exemple ou d’appeler les renseignements pour avoir le numéro de l’instit’, du curé ou du maire du village le plus proche pour leur lancer un SOS. Le maire me disait « il n’y a pas d’hôtel chez nous mais on va vous ouvrir une salle de classe ou la salle communale ou des trucs comme ça ».
— Les moments magiques ?
L’imprévu… la beauté d’une rencontre. Un tête-à-tête avec une biche en pleine forêt par exemple. Des trucs tout cons qui ressemblent à des images publicitaires… Quand tu vois un cerf dans la forêt tu te dis : « Je vis un moment particulier et je suis le seul à le vivre », et ça c’est génial. Ou un lever de soleil ou la nuit que j’ai passé avec Wulf, un allemand qui habite tout seul dans le Tarn, à Saint-Julien-Gaulène. Ce mec-là a l’âge d’être mon père ou mon grand-père, on n’a rien en commun et j’ai passé, on a passé une nuit délicieuse à refaire le monde, à parler politique, philo, poésie, tout ça en bouffant une super choucroute et en descendant plusieurs bouteilles d’un excellent pinard. Le lendemain j’étais juste heureux, je me disais « C’est pour ce type de moment que je suis parti. J’ai un nouveau super pote ».
À partir du moment où les gens acceptent de t’ouvrir leur porte, de t’accueillir, de bouffer avec toi, qu’ils ont envie de t’offrir l’hospitalité une nuit, ils sont déjà dans une démarche d’ouverture, ils ont envie de partage. Assez facilement, tu te trouves des points communs, des intérêts communs ou des curiosités communes et ça va beaucoup plus vite que dans les relations sociales ordinaires pour créer l’amitié.
Parmi tous les gens que j’ai rencontrés, qu’ils soient ou non dans le film, je suis resté en contact avec la majorité d’entre eux. J’ai l’impression de faire partie de la famille.
— Une question plus personnelle… tu parlais dans le dossier de presse de voyage physique et de voyage intérieur, j’aimerais savoir comment tu l’as vécu.
Ce voyage intérieur, c’est quelque chose que j’ai découvert en l’éprouvant, c’est-à-dire en marchant. Ce n’est qu’en rentrant à Paris que j’ai vu qu’il avait déjà été intellectualisé par d’autres, que Rousseau en avait parlé, d’autres auteurs aussi. Ça se voulait un voyage comme une reconstruction, comme une rééducation après l’accident et finalement c’est devenu une sorte de psychothérapie. Je me suis reconstruit de l’intérieur, et je dirais même plutôt je me suis enfin trouvé, j’ai attendu 40 balais pour me trouver, il n’est jamais trop tard, tu me diras.
— Tu as lu l’interview de Morgane et David, qui voyagent depuis plus de 4 ans vers l’Inde à pied sans objectif de retour. Quel regard portes-tu sur le voyage au long cours, est-ce un signe des temps, une quête de sens ?
Oui, c’est clair, j’en suis intiment convaincu. En revanche, je crois que je n’aurai pas la force, ni le désir d’entreprendre un voyage sans retour. Je ne savais pas si j’irais au bout de mon périple, mais je savais que je voulais rentrer à Paris à un moment.
— C’est clair que pour Morgane et David l’engagement est grand.
J’ai rencontré un mec à Avignon qui est venu me dire tout le bien qu’il pensait du film après la projection. Puis en discutant, de fil en aiguille, il m’apprend qu’après un gros accident, il a fait le tour de France à pied… Nus, nus pieds quoi ! Je suis resté sans voix, je n'ai fait qu'une promenade de santé comparé à lui. Il m’a répondu « Non, mais j’ai aimé ton film car j’ai retrouvé ce que j’ai vécu dans mon voyage, sauf que moi je n’ai jamais eu la force ou le courage d’en faire un film ». Ce voyage, il l’a vraiment fait juste pour lui, pas pour transmettre quoi que ce soit à qui que ce soit !
— Pour les besoins du film tu es devenu SDF, par choix et à durée limitée mais SDF quand même, ça fait quoi ?
Halala, vaste question. Disons que je me considérais plus comme un déraciné que comme un SDF. Quand j’arrivais en ville et que je voyais un gars assis sur le trottoir qui tendait la main, j’avais conscience d’être dans une situation beaucoup plus favorable que la sienne, dans la mesure où je pouvais mettre un terme quand je voulais à cette situation. J’en avais pas envie mais j’en avais la possibilité. Dans ma poche, il y avait aussi une carte bleue et il suffisait que je prenne un billet de train, j’avais un chez moi et des clefs… Ce qui n’est pas le cas du mec qui dors dehors tout le temps, donc non, je ne me sens pas SDF. Mais en fait, avoir un toit différent tous les soirs, c’est quand même une mise au ban de la société, une mise au ban volontaire et du coup, ça permet de regarder d’autant mieux la société, pour prendre un peu plus de hauteur ou de retrait et, en cela, c’est intéressant. Je me dis que le point de vue des SDF, les vrais, on ferait mieux de l’écouter, parce-qu’ils ont peut-être des choses à nous dire que nous ne voyons plus sur cette société. Eux sont dehors et nous enfermés dans nos certitudes et dans nos rythmes effrénés et souvent vains d’ailleurs.
— Ce voyage c’est presque un pèlerinage ?
Tu peux enlever le presque. Avant de partir, si on m’avait dit tu veux faire un pèlerinage, j’aurais dit : « ça va pas la tête ». Je revendique d’être farouchement athée, mais c’est une vision très réductrice de la religion et du pèlerinage ça. Je crois que ce sont les frères à Conques qui m’ont fait prendre conscience que ma démarche était de l’ordre de la quête spirituelle et donc, en cela, elle est similaire à celle des gens qui entreprennent Compostelle. Donc oui, oui j’ai fait mon pèlerinage, un pèlerinage païen, agnostique, mais un pèlerinage quand même. Je crois que le terme qui convient le mieux est le retour à l’essentiel, de quoi on a besoin pour vivre ? Pour être bien, pour être heureux, c’est un peu con dit comme ça, être heureux, c’est plutôt pour être en paix avec soi-même. On a besoin de pouvoir se déplacer, on a besoin de bouffer, on a besoin de dormir, et puis d’échanger et parfois, d’être seul avec soi-même et d’avancer à son rythme surtout, pas à un rythme qu’on nous impose, c’est ça les besoins essentiels, je ne pense pas qu’il y en ait d’autres.
— Ton film est primé et sélectionné dans le monde entier, tu as une critique très positive, même Télérama a aimé, c’est dire… Tu éprouves quoi comme sensation ?
C’est extrêmement gratifiant, ce serait mentir que de dire, non je ne fais pas attention à ça, ce n’est pas vrai. Quand on lit des critiques de films, quand c’est pas notre film, généralement soit on se dit : « Whaou, c’est bien écrit, ça donne envie de voir le film ». Soit on se dit : « Oh la vache, le pauvre réalisateur qu’est-ce qu’il prend dans la gueule ». Et puis finalement ça te fait sourire, mais quand ces critiques concernent ton travail, ça te touche, forcément. Les bons papiers me faisaient extrêmement plaisir et pour les mauvais, parce qu'il y en eu quelques-uns, j’en voulais énormément à leurs auteurs. J’ai eu un mauvais papier, enfin c’était quelques lignes, même pas une critique, vraiment une petite critique de rien du tout, en trois lignes dans L'Humanité. Ça m’a vraiment fait chier. J'ai éprouvé le besoin d’écrire au journaliste en lui disant pourquoi ça m’avait blessé et pourquoi ça m’avait d’autant plus blessé que ce papier était dans L'Huma'. Je lui ai dit qu’il ne manquait plus qu’un bon papier dans le Figaro pour que ma journée soit définitivement plombée. ET… c’est arrivé ! Le jour-même, le Figaro faisait un très bon papier sur le film !!
— Ce voyage t’a t-il permis de faire tomber certains aprioris en toi ?
Oui, j’ai éprouvé ça avec les militaires, avec les chasseurs, avec les curés, avant de partir je pensais n’avoir rien à échanger avec un mec en uniforme, que ce soit un chasuble ou un uniforme de para. Le voyage m’a prouvé le contraire. C’est affreusement d’actualité en ce moment (interview réalisée au soir du gros score du FN aux municipales, ndlr). J’ai dormi chez un mec dont visiblement l’idéologie est très proche des idées du FN. Il n'y a pas pire comme rencontre. C’était dans le Nord, il flottait comme c’est pas permis et là pour le coup j’ai vraiment frappé à sa porte : « help ! ». Le gars, dès le début, quand le l’ai remercié de m’avoir accueilli, le premier truc qu’il m’a dit quand je le remerciais pour son hospitalité fut « Je trouve ça rigolo d’héberger un étranger. En même temps, si en ouvrant la porte j’étais tombé sur un arabe ou un noir j’aurais refermé la porte aussi sec ». Une fois qu’il t’a dit ça, tu sais où tu mets les pieds et tu te dis que pour que la soirée se passe bien, il y a un sujet qu’on ne va pas aborder, c’est celui-ci. Et je mettais un point d’honneur à chaque fois avec toutes les rencontres de voir ce qui nous rassemble et ce qu’on peut échanger plutôt que ce qui nous différencie, ou nous dissocie. Avec ce mec, je me suis dit « ce soir, essayons de parler de tout sauf de politique ». C’est ce qu’on a fait! Et ce qu’il y a de super c’est que, quand il a reçu le film, il m’a dit tout le bien qu’il en pensait et surtout il m’a dit que touché par la profondeur des propos d'un jeune black que j'ai filmé en banlieue parisienne, il aimerait bien le rencontrer. Voilà, qu’un frontiste ait envie de rencontrer un black parce qu’ il l’a vu dans un film, tant mieux ! Si le film sert à ça, c’est génial !
— Ton regard sur la situation des intermittents ?
Je suis concerné au premier chef et un peu honteux de ne pas avoir été avec les copains qui occupaient le Carreau du Temple la semaine dernière. Il y a eu des évacuations musclées, j’ai des potes qui ont fini ensanglantés. La France se tire une balle dans le pied, on a un système qui n’est pas idéal ou formidable, qu’il faudrait repenser. Mais là, on n’est pas en train de le repenser, on est en train de le détruire, tout simplement. L’exception culturelle française n'est possible que grâce à ce statut. La ministre de la culture (Aurélie Filippétti à l'époque, ndlr) dit qu’elle va le défendre, même Laurence Parisot s’y est mise, tout le monde y va de sa petite phrase, mais dans les faits c’est le MEDEF qui décide de l’enterrer ce statut et c’est ce qu’ils sont en train de faire, c’est dramatique. Pour prendre comme exemple « Le Bonheur... Terre Promise », ce film n’a été possible que parce-que je suis intermittent du spectacle. J'ai pu faire ce film sur mon temps et avec mes indemnités de chômage parce que j'avais pu justifier de suffisamment d'heures salariées, avant, en enchaînant les contrats courts et précaires pour des producteurs ou la télévision. Je n’ai pas eu de salaire « Le Bonheur… Terre Promise » est vraiment fait à compte d’auteur. Pendant les trois mois où je marchais, je vivais sur mon chômage, sur mon statut d’intermittent quoi. « Le bonheur… Terre Promise » n’existerait pas sans le statut des intermittents. Un même film sera-t-il faisable en 2015 ? J’ai des doutes.
(…)
« La question rebond »
— Quelle question aimerais-tu poser à N-rgle de Trolls ?
« La musique et l'agriculture bio sont deux métiers de passion, si l'un d'entre eux prenait trop de place dans ta vie, pourrais-tu laisser tomber l'autre ? »
La réponse se trouve par ici, une bonne occasion de (re)lire cette interview de N-rgle de Trolls !
— La question que tu aurais aimé que je te pose et sa réponse ?
Après une longue hésitation : Après avoir fait ce voyage et vécu cette expérience, est-ce qu’aujourd’hui, où j’ai le cul assis sur une chaise à Montreuil, j’ai le sentiment d’être au bon endroit au bon moment, à la bonne place et de faire les bonnes choses ? Ou est-ce que je suis retombé dans un confort rassurant ?
La réponse serait : oui, ma situation est effectivement rigoureusement la même qu’avant le voyage mais c’est l’état d’esprit qui a radicalement changé. Le cul sur la chaise n’a pas le même effet que précédemment. Je sais maintenant pourquoi je suis ici alors qu’avant, je ne me posais pas la question, j’étais là parce-que la vie m’avait emmené là. Pourquoi je veux rester ici avec cette envie de voyage toujours mais en ayant présent à l’esprit qu’il y a ce camp de base rassurant qui est soi. Depuis que je suis rentré, souvent on me demande : « Vous qui y avez réfléchi, le bonheur c’est quoi ? ». On voudrait sans doute que je sois devenu un sage moine tibétain vivant loin des hommes et de la ville… Je trouve cette question un peu ridicule car c'est une question sans réponse. Heureusement qu'il n'y a pas de réponse. Ça permet de continuer à chercher.
— Des projets ? de voyages, de films ?
De voyages oui, beaucoup plus fainéant comme voyages, des voyages motorisés, je vais continuer à accompagner le film là où on le demande. En amoureux, je vais aller me promener en Angleterre et je reviens de Bali. J’ai aussi envie de voyage sac à dos et godasses aux pieds, non plus avec une caméra mais accompagné, c’est-à-dire que c’est une expérience que j’ai envie de partager avec les gens que j’aime.
Pour ce qui est des films, je commence mollement. Je devrais me mettre plus sérieusement à réfléchir à un film sur un concept encore plus flou que le bonheur à savoir la notion de progrès, plus abstrait on va dire. J’ai envie de questionner le progrès, on va dire faire un film qui poserait la question : « tout progrès est-il une amélioration pour le bien commun, pour l’humanité ?». Je pense que ce n’est pas le cas tout le temps et j’ai envie de questionner ça, la modernité, le technicisme ou la technicité, je ne sais pas comment on dit. Et toutes ces trouvailles technologiques qu’on nous propose ou nous impose, sans se poser de question, sans savoir si cela a une incidence à long terme sur le vivant. Et je pense que ça en a une.
— La technologie évolue mais le niveau général de l’Humanité est parfois proche de l’homme des cavernes.
C’est marrant que tu parles de l’homme des cavernes, car je discutais avec un paléontologue qui me disait que depuis la première guerre mondiale tout progrès n’a pour but que de dominer au détriment d’autres personnes. Toute évolution technologique est faite pour qu’il y ait une domination des uns contre les autres. Donc tout progrès est létal pour une partie de l’humanité.
— Le mot de la fin ?
Ce n’est qu’un début, continuons le combat ! Il n'est pas de moi ce mot de la fin. Hâtons-nous de repartir pour mieux se retrouver !
PS : NOVEMBRE 2014 : il y a eu une traversée de la France, il y a eu le film sur cette traversée … à présent je suis en train d'écrire les dernières pages d'un livre pour relater l'aventure. Il s'intitulera « J'irai jusqu'à la mer » et devrait sortir en mars 2015.
Bonne nouvelle !!!
Contact :
Page Facebook du film
Site du distributeur, DOC(K)S 66
Un grand, un immense merci à Claire ma compagne, Charlotte Mauger et Laurent Hasse lui-même pour les corrections.
À toute l'équipe du festival du Roc Castel «Éloge du voyage lent» du Caylar dans le Larzac, pour m'avoir permis de rencontrer Laurent et de vivre un super festoche !
Violaine et Aleksandra de Docks66 pour leur motivation et leur réactivité.