Shadow, l’Ère des Vendeurs d’Ombre

Temps de lecture: 12 min

 

 

Shadow,
l'ère des vendeurs d'ombre

par Gabriel Saule

 

Cela va faire une heure que je poireaute à l'ombre de cet immeuble. Je me suis laissé surprendre comme un bleu, une fois n'est pas coutume. Mea-culpa, par les temps qui courent, l'organisation et l'anticipation sont des vertus vitales, surtout si tu ne roules pas sur l'or. Un type est resté à côté de moi pendant quelques instants, mais lui avait apparemment les moyens et après un appel passé de son smartphone, une équipe d'ombreurs est venu le tirer de là au bout d'un petit quart d'heure. Le prochain coin d'ombre est à moins de dix mètres, mais c'est bien assez pour morfler un bon coup. Ce qui me rassure c'est que je ne suis pas le seul à m'être retrouvé acculé. Un père et son fils d'une dizaine d'années se sont réfugiés sous le haut-vent terrasse d'une boulangerie, mais vu la tronche du taulier, qui les dévisage via sa vitrine, ils ne vont pas tarder à devoir consommer s'ils veulent continuer à jouir de cette salutaire pénombre. Quelques rares privilégiés circulent nonchalamment dans leurs tenues solaires ridicules et hors de prix, mais pour la plupart des gens, se rendre à son travail à pied ou même aller acheter sa baguette relève d'une mission. Les rayons de cet astre que nous chérissions depuis des millénaires ne nous sont plus tolérables, le soleil est devenu notre ennemi.

Nous étions pourtant prévenus, l'ozone s'amenuisait, l'exposition prolongée pouvait provoquer des cancers de la peau, mais nous continuâmes dans notre soif de conquête industrielle et de consommation, nous continuâmes à produire et rejeter toujours plus de poisons, toujours plus créatifs dans nos manières d'asservir et d'exploiter l'environnement. Finalement, au terme d'un processus d'autodestruction s'étant étalé sur des dizaines de décennies, nous parvînmes à annihiler les protections naturelles de notre atmosphère. Dorénavant, seuls le métal d'une voiture, le béton d'un appartement ou une tenue en Fibraxil pouvaient vous protéger du soleil. À rien ne servait de mettre des couches de tee-shirts agrémentées d'un pull et d'un anorak, les rayons passeraient, et brûleraient, implacablement. Et comme de bien entendu, le Fibraxil —matière créée par la NASA— se vendait à des tarifs prohibitifs. Donc, depuis maintenant dix ans, l'homme circule dans ce monde comme un vampire. Certaines activités commencent à se décentraliser en mode nocturne, une petite minorité de gens préfère se simplifier la vie en basculant dans une vie de nuit, mais la plupart résistent et veulent rester diurne, refusant tout bonnement de décaler leur horloge biologique, de devenir une de ces « chouettes », de se passer de la lumière du jour, quand bien même les rayons pouvaient les calciner sur place en moins de 5 minutes.

Je fais partie de ces résistants qui tiennent à vivre à la lumière, voilà pourquoi je me retrouve à faire le pied de grue au pied d'un petit building. Un jeune intrépide se jette là où je n'ose m'aventurer. Il est vêtu normalement et n'est protégé que par un parasoleil en Fibraxil, pas assez pour couvrir tout le corps, juste la tête et le tronc, mais cela lui suffit pour parcourir les dix mètres sans s'enflammer complètement. Une fois la bande de trottoir ensoleillé parcourue, il s'arrête aussitôt dans la nouvelle bande d'ombre et inspecte sa première couche de pantalon qui avait commencé à roussir au niveau des chevilles et des mollets. Puis après m'avoir regardé avec un petit sourire, il reprend sa route. Cet enfoiré aurait très bien pu me balancer son parasoleil pour que je puisse au moins progresser de quelques mètres, mais ce genre de babioles se vendant au bas mot à 500 euros, ce n'est pas le genre d'objet qu'on balance dans les airs pour dépanner un inconnu. Pas en l'an 2035. En fait, je pense même que cette situation en arrange pas mal. Tous les riches qui n'en peuvent plus de partager les villes avec les pauvres, les prolos, les rebus ; eux se frottent les mains. Tous ceux qui ont toujours rêvé d'un monde élitiste sont en passe de voir leur souhait s'exaucer tout naturellement. De moins en moins de gens pour tenter de se faire une place au soleil, à moins de pouvoir se payer les services onéreux des Shadow Makers.

Des équipes en fourgon qui se déplacent avec des panoplies de Fibraxil pour pouvoir dresser un chemin à quiconque est prêt à y mettre le prix. Tunnel portatifs, tenues, parasoleil, lunettes spéciales, le marché de l'ombre aurait pu être en pleine expansion s'il n'était verrouillé par l'état. Ces types sont comme des pompiers, mais payants. C'est d'ailleurs troublant l'évolution de notre société. Il y a vingt ans de cela, on trouvait des bénévoles, des gens prêts à risquer leur vie dans les flammes sans aucune contrepartie financière, des volontaires. Dorénavant, il est de moins en moins rare de tomber sur un corps brûlé sur un trottoir sans que personne n'ait bougé pour l'aider à s'éteindre. Chacun affronte le soleil, selon ses capacités et ses moyens. Pour parcourir ces dix mètres de soleil qui me séparent de l'ombre du prochain immeuble, il faudrait que je débourse les 50 euros forfaitaires des Shadow Makers. C'est la somme de base pour laquelle ils se déplacent, la facture peut ensuite grimper rapidement selon la distance et les moyens qu'ils doivent déployer, mais le simple fait de les faire rappliquer vous coûtera au minimum 50 euros. Autant vous dire que beaucoup préfèrent donc tester la solidarité des passants équipés de Fibraxil. Car tous les humains ne sont pas pourris non plus, il arrive que certains vous prêtent leur « para » ou vous fasse grimper dans leurs voitures jusqu'au prochain coin d'ombre. À ce tarif, on essaye toujours au maximum de se passer de l'aide des Shadow Makers, on garde ça pour les urgences.

 

Ma situation n'en était pas une, au pire je pouvais attendre ici que le soleil se couche derrière la ville. Éviter les coins sans ombre est devenu un geste du quotidien. Jadis, nous cherchions à nous abriter de la pluie, nous courions pour nous soustraire à l'humidité de ses gouttes, dorénavant nous la louons, car lorsqu'il pleut, quand le ciel est menaçant et nuageux, nous sommes de nouveau des gens libres chez eux. Nos plaisirs météorologiques se sont inversés pourrait-on dire et aujourd'hui, la seule bronzette qui persiste se passe dans des pods, sous un soleil artificiel reproduisant le rayonnement originel. Fini de faire le lézard sur la plage et d'envahir les calanques, autant vous dire que l'été, le littoral respire. En toute logique, l'industrie du tourisme et des loisirs est un des secteurs les plus touchés par ce chamboulement, des écoles de ski aux propriétaires de bar, jusqu'au loueur de bateaux, de pédalos, de jetskis... Les entrepreneurs qui n'ont pas les moyens de s'équiper ou de rebondir mettent la clé sous la porte, après avoir regardé leurs dividendes disparaître peu à peu. Adieu marchands de lunettes de soleil, glaciers du front de mer...

À contrario, le monde nocturne se porte de mieux en mieux. Motivés par le chiffre des épiceries de nuit, qui affichaient une croissance exponentielle, beaucoup ont transféré leurs activités, du snack au bureau de tabac, même certains magasins de vêtements ou d'objets culturels. De plus en plus de personnes vivent la nuit, il y a là des sous à faire, une population toujours plus grosse à satisfaire. Je suis sûr que, d'ici quelques années, les cinémas également seront ouverts toute la nuit, le temps que les « chouettes » soient sinon majoritaires, au moins aussi nombreuses que les diurnes. Nos mœurs sont en pleine reconstruction et la société en phase de division, les couches sociales les plus défavorisées se contentant de la lumière des néons. Tu as le droit au soleil zen si tu as assez de pognon. À moins que tu aimes te faufiler, t'accroupir, ramper... Personnellement, je m'apprêtais à faire demi-tour pour tenter le réseau d'ombre d'une autre rue lorsqu'une voix de jeune femme m'interpella :

— Hé vous, bonjour !

Une gamine de 25 ans à tout casser, hirsute, sur-maquillée et surtout équipée en haut de gamme. Sa tenue en Fibraxil n'était pas le modèle basique, assez lourd et laid. Non, la gamine était vêtue élégamment, design urbain, il y en avait pour deux salaires sur son petit corps maigrichon.

— J'vous ai vu galérer d'la f'nêtre de ma chambre, devez en avoir marre, moi aussi j'vais par là, cours de batterie au conservatoire, si c'est dans votre direction, on avance ensemble. Tenez !

Toute souriante, elle me tendit une ombrelle en Fibraxyl, d'une si grande envergure qu'une fois ouverte seuls mes talons de chaussures risquaient la brulure. Elle avait enfilé la capuche-cagoule de sa tenue et ressemblait à une alien stylée.

J'te remercie. Tu parles bien du conservatoire de la place Dupuy c'est ça ?
— Yep, cuila même. Vous connaissez, vous pratiquez un instrument vous aussi ?
— Tu peux m'tutoyer tu sais. Non, j'fais pas de musique, mais j'ai un ami qui habite dans ce secteur.
— Et c'est là-bas que tu vas ?
— Non, je vais ailleurs, mais c'est sur ma route donc c'est bienvenu de t'avoir croisé. Pour le reste du trajet, j'tenterai de mieux calculer mes déplacements. Hé hé !
— Ouais, foutu soleil, hein ? C'qu'on vit aujourd'hui, ça aurait fait un super jeu vidéo dans les années 2000. Genre tu cours d'une ombre à l'autre, et à chaque fois que tu t'exposes au soleil, ne serait-ce qu'une seconde, ta jauge de vie descend.

« Pas faux » souriais-je, en veillant bien à ne pas trop exposer mes talons. On aurait trouvé ça ludique pour sûr.

Nous arrivâmes de nouveau dans une grosse bande d'ombre, la gamine ôta sa cagouluche, je refermais l'ombrelle de Fibraxil et nous continuâmes à papoter jusqu'à la Place Dupuy, rebasculant en mode protection dès que l'urbanisme nous y obligeait. Une fois au conservatoire, je la remerciais encore et lui rendais à contre cœur son ombrelle en me jurant intérieurement d'en acheter une prochainement. Ou alors de basculer en mode nuit ; à un moment il allait falloir choisir son camp.

 

Très peuplée, la place Dupuy n'était pas réputée que pour son conservatoire et sa halle aux grains, c'était aussi une place d'exécution publique, là où notre gouvernement affligeait sa punition suprême. Le retour de la peine de mort fut à mon sens la plus grosse régression sociale de la dernière décennie. Quelques fait divers et une surmédiatisation bien orientée suffirent à la remettre au goût du jour, de concert avec l'immunité de la légitime défense. Il y eu l'épisode du bijoutier qui tua un cambrioleur en lui tirant dans le dos, puis la mort de ce pickpocket, qu'un samaritain poussa sur les rails du métro pour l'empêcher d'agresser une mamie. Quelques semaines plus tard, un tireur fou pénétrait la rédaction d'un grand journal et faisait feu sur toute une équipe de scribouillards. Les parfaits ingrédients pour faire bouillir la marmite de l'insécurité. Pour parfaire la recette saupoudrez ensuite avec la capture d'un tueur d'enfants, et voilà que la faucheuse officielle faisait son retour. Votée à l'écrasante majorité, voulu par 54% des français, la peine de mort, le croquemitaine ultime des criminels. L'épée de Damocles par excellence, la sanction la plus redoutable, d'autant qu'un des cerveaux du ministère de l'intérieur eu la lumineuse idée d'utiliser les nouvelles capacités du soleil pour rendre justice. De la même manière que sur la potence public à l'époque de la pendaison, les peines de mort seraient de nouveau affligées au grand jour, pour montrer l'exemple, dissuader quiconque voulait sortir du cadre des lois républicaines. Ce furent également de belles économies et une conscience propre pour l'état ; s'en était terminé des injections chimiques et autres protocoles coûteux et polluants. Une peine de mort « bio », « éco-responsable ». Il n'y avait qu'à attacher le prisonnier à un des Solaris dont sont équipées chaque ville de plus de 5 000 habitants.

Ces bûchers modernes se dressaient en général sur des grandes places, tels des monuments ou des œuvres d'arts. C'était le but du ministère, lorsqu'il confia la création de ces édifices à une équipe de designer, de faire en sorte que ces réceptacles de mort puisse se fondre élégamment dans le paysage urbain. D'où leurs courbes rondes et généreuses, telles celles d'une femme. En fait, s'il n'y avaient les entraves de métal, les Solaris passeraient sans mal pour des statues d'art contemporain. Je n'ai eu qu'une occasion d'assister à une exécution et elle fut le fruit du hasard, car je ne suis pas de ceux qui surveillent le planning des Solaris. Sur internet ou via les mairies, il est en effet possible d'être au courant des dates et heures de sentences solaires, pratique pour les voyeurs même si leur plaisir n'est que de courte durée. En trois minutes chrono notre soleil réduit un corps humain en cendres, le vent se charge du ménage. Vraiment, idéal en tous points.

Quelques mètres après la place Dupuy je me retrouvais à nouveau bloqué et finissais par craquer au bout d'une dizaine de minutes, appelant un Shadow Maker à la rescousse. Mais un qui marchait au black, un du réseau de potes, pas un des pages jaunes. Dans les années 2010 on nous vendait de l'air, des droits de polluer, dorénavant on nous vend de l'ombre. Les ténèbres sont devenues vitales et on use du soleil pour les sales besognes.

Triste humanité, vile charogne...

 


Gabriel Saule a également publié deux romans : Guignol, ou la vie d'Arthur Bracquet et GRUE ou Rage de Dents.


 

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