Dans la tête d’un « Cameraman Anti-Guerre »

Temps de lecture: 23 min

Cela faisait quelques mois que nous n’avions pas posté un sujet sur ce blog, nos membres ayant des vies bien remplies et parfois chaotiques ; alors nous voulions revenir avec quelque chose de sérieux, une rencontre marquante, atypique. Ainsi est née l’envie d’interviewer Brice.
En contact depuis une dizaine d’années sur les réseaux sociaux, chacun suit les péripéties de l’autre. Lui s’intéresse de près à ma musique, soutenant mes projets indépendants, et moi je tente de suivre, de loin car je n’ai guère le choix, ses missions souvent périlleuses.
Le type est caméraman en zone de conflits, de ceux qui ramènent des images fortes, parfois au péril de leur vie. Un métier clé dans le monde des médias, et pourtant ceux qui le pratiquent n’ont pas souvent la parole. J’avais là l’occasion de remédier un peu à ça, de donner une fenêtre d’expression à un de ceux qui fournit en images un type de médias que certains accusent parfois de propagande. Avoir le point de vue de quelqu’un de l’intérieur me semblait important, d’autant plus que nous parlons ici de quelqu’un qui a longuement baigné dans le milieu alternatif, qui connait la marge et possède une culture et une éthique proche de la nôtre. Ainsi en deux mois après avoir réussi à le capter sur le net entre deux avions, entre deux missions, nous avons pu réaliser cette interview.
Pas comme des journalistes car nous ne le sommes pas, mais comme des curieux, alors si vous l’êtes aussi, voici un entretien intimiste avec un caméraman de guerre qui se dit anti-guerre.
Bonne lecture à vous !

Gab’

Brice, lors de l'offensive de Qayyarah (Irak)

Brice, lors de l'offensive de Qayyarah (Irak)

 

— Salut Brice, tu peux te présenter toi et ton travail ?

Salut ! La longue version va endormir tout le monde alors j’essaye de faire court. De parents Français, je suis né au Maroc et j’ai grandi au Togo. À 18 ans, je suis parti m’installer à Londres, pour taffer mais surtout faire la fête et me retourner le cerveau. Squats, raves, vie communautaire, activisme libertaire, musique. Je suis passé de plongeur (avec les casseroles, pas les poissons) à universitaire à réalisateur de documentaires indépendants à réalisateur puis cameraman-monteur pour CNN International. 12 années à Londres, puis passage de 3 ans à Dubaï et maintenant basé à Istanbul depuis 3 ans.
Je voyage à mort, mode solo, à l’arrache, je fais beaucoup de plongée (sans casseroles), j’ai une sœur jumelle que j’adore et des potes que j’aime plus que tout au monde à travers le globe. L’Afrique est gravée dans mon cœur.
Mon taf ? Je suis cameraman/monteur, dans les News et le Documentaire. Je passe la plupart de mon temps dans des pays, on va dire, un peu troublés, où pas grand monde rêve d’aller. Certains diront que je suis cameraman de guerre mais je trouve cette formule un peu fausse et prétentieuse. Oui, je passe beaucoup de temps en zones de conflits, mais je ne fais pas que ça et ce qui me passionne ce n’est pas les combats et la mort, mais la vie et les visages en dessous des bombes, les populations broyées dans les cycles infernaux de guerres qui ne finissent jamais. S’il faut mettre un label alors je suis plutôt cameraman anti-guerre…

 

— Quand tu t'es orienté vers la branche audiovisuelle, était-ce dans l'intention de filmer les tensions autour du globe, ou était-ce un autre cheminement qui t'as mené au poste que tu occupes aujourd'hui ?

Mon cheminement remonte à loin. À mon enfance et adolescence au Togo, en plein troubles sociaux et répression meurtrière de la dictature militaire. Aussi à ma passion pour la lecture des écrits des reporters/écrivains comme Albert Londres, Cendrars, Kessel, Orwell, Hemingway, Fanon, Kapuscinski, Verschave… Mes lectures et surtout mes expériences de vie ont planté en moi cette graine de vouloir aller au cœur des luttes sociales et de l’injustice.
Mais j’ai découvert ma passion pour l’image quand j’avais 20 ans, lors d’un vagabondage d’un an en solo à travers le Maghreb et l’Afrique de l’Ouest. J’avais une petite caméra qu’un pote m’avait donnée, et le fait de filmer pendant ce périple m’a rapproché des gens et m’a donné un nouveau regard sur l’autre et ses cultures. Ma petite caméra devenait une extension de moi-même, un autre sens pour comprendre le monde.

Tournage du documentaire au Togo

Tournage du documentaire au Togo

C’est à mon retour à Londres, après ce long voyage, que j’ai décidé de faire des études en audiovisuel. Je savais tout de suite que je voulais faire du documentaire indépendant, social, engagé. Faire du reportage de guerre me trottait aussi déjà derrière la tête… La formation en audiovisuel m’a vite saoulé. Je ne suis pas fait pour la rigidité d’un cursus universitaire. J’ai appris les petites bases que je voulais et j’ai décroché après 2 ans. Tout de suite, je suis parti au Togo pour réaliser et filmer un documentaire long-métrage sur un projet de développement agricole et social unique mis en place par un couple de Togolais que je connaissais depuis l’enfance. Je voulais faire un film organique, sur le vif, personnel. Un film profondément militant mais dans le fond, pas dans la forme ou dans le discours didactique et prêcheur des documentaires militants classiques. « La Foret Danse », derrière les portraits et voix des femmes paysannes de Baga, est un gros doigt majeur dressé face aux grandes ONG internationales, au néo-colonialisme et à une certaine vision misérabiliste et paternaliste de l’Occident sur l’Afrique.

Mon film a très bien marché sur le circuit des festivals à travers le monde, les prix qu’il a gagné et les feedbacks que je recevais du public m’ont vraiment motivé. Mais j’avais galéré à finir le film. Budget inexistant, toute petite équipe, pas de moyens pour la promotion ou la distribution. Un vrai film DIY et indépendant, comme je voulais le faire. Mais j’étais sur la paille. Plus une thune, il fallait que je trouve du taf.
C’est comme ça que j’ai commencé à bosser pour CNN International à Londres. J’y avais fait un stage pendant ma formation universitaire et le courant était bien passé, ils voulaient que je bosse pour eux. Ils m’ont offert un job et je l’ai pris. Au départ, je ne voulais pas bosser pour une grosse boite comme ça, surtout américaine ! Je m’étais dit je fais ça pendant un an pour refaire des thunes et puis je repars faire des films. Mais ça fait maintenant 10 ans et j’y suis toujours ! Mais oui, au départ, je me suis dit que CNN serait une bonne plateforme pour faire du reportage de guerre. C’est la raison qui m’a poussé à accepter leur offre d’emploi.

 

— Est-ce que ce travail t'a politisé ou orienté, politiquement parlant ?

Comme je t’ai dit plus haut, déjà gosse, au Togo, j’avais la rage du système. Très tôt, avant l’adolescence, j’avais déjà ça en moi. Tout ce que je voyais autour de moi me révoltait et m’a donc politisé. Mon adolescence, c’était punk, rock et rap engagé. Anti pleins de choses : anti-militarisme/anti-fascisme/anti-néo-colonialisme/anti-religion/anti-capitalisme etc.
Plus tard, à Londres, j’étais actif dans le milieu libertaire/anarchiste (actions directes, black block, centres sociaux, squats…). J’ai donc commencé à bosser pour les mass-médias à reculons. J’avais le sentiment de me trahir moi-même. Mais en même temps, à cette époque, je m’étais déjà distancé de certains groupes anarchistes que je trouvais souvent trop rigides et pas assez nuancés dans leurs idées. Trop caricatural, un peu. J’avais aussi l’impression que toutes nos actions n’avaient aucun impact réel.
Quand j’ai commencé à faire des films, je me suis dit qu’à travers ça, je pourrais peut-être créer du changement, à petite échelle surement, mais avec la possibilité de toucher tellement plus de gens. Entrer dans CNN m’offrait le potentiel de passer à une échelle bien plus grande, mais aussi de me donner la chance de bosser avec des journalistes exceptionnels qui ont des décennies d’expérience en zones de conflits. Et j’étais aussi curieux d’explorer la bête de l’intérieur, de voir par moi-même si CNN était vraiment le monstre que l’on se peint dans notre imaginaire collectif.
Bon, je transgresse un peu. Mais pour répondre directement à ta question, non, mon travail ne m’a ni politisé ni réorienté politiquement. C’est mon engagement et sensibilité socio-politique qui m’a conduit à ce travail. Et depuis que je fais ce boulot, mon travail de terrain ne fait que renforcer mes convictions profondes.

 

— Niveau objectivité, comment ça se passe ? Es-tu libre dans tes angles, es-tu soumis à une réalisation inflexible ou l'expérience te permet-elle parfois d'influer sur le traitement d'un sujet ?

Niveau objectivité, cette question revient toujours quand les gens entendent le mot CNN (ou tout autre nom dans le mainstream media).
Je vois alors mon interlocuteur s’imaginer une pièce secrète dans le QG, où les manageurs –sorte de vampires aux dents longues–, se réunissent chaque matin pour fabriquer des fake news et les divulguer sur les ondes pour lobotomiser les pauvres téléspectateurs insouciants et avancer les intérêts personnels de certaines grandes multinationales ou politiciens. C’est vrai que c’est assez alléchant comme vision, et ça nourri nos rêves de complots. Mais la réalité, en tout cas celle que je perçois, est toujours bien plus décevante dans sa banalité. Je ne vais pas écrire ici un livre sur les médias et leur degré d’objectivité, il y a des milliers d’articles sur le web qui traitent de tout cela. Toutes les opinions y sont représentées.

CNN est un business qui doit être économiquement viable. Comme toutes les autres chaines, elle essaye de survivre à la démocratisation de l’info (Internet, compétition de nouvelles chaines, etc.), et étant une chaine 24h sur 24, il faut du contenu pour remplir tout ça. La recherche du profit et la concurrence pour la survie ont poussé toutes ces chaines à rendre les news plus sexy, plus sensationnelles, plus « pop culture ». En gros, les chaines essayent de donner au public ce qu’elles pensent que le public veut voir.
D’un sens, c’est notre médiocrité (celle du public) qui s’infiltre dans le contenu qu’offrent toutes ces chaines.
Comprends-moi bien : je sais que nous ne sommes pas tous des moutons, que beaucoup d’entre-nous veulent autre chose, du sérieux, de l’investigation, du documentaire long-format, du vrai journalisme… Mais malheureusement je ne crois pas que nous sommes la majorité.
CNN est composé de milliers d’individus. Certains sont des journalistes hors-pair et inflexibles. Il y a donc du très bon et du très mauvais sur CNN ; du vrai reportage comme des débats débiles. De l'impartial comme du partisan. Et ceci est vrai pour toutes les chaines (y compris les chaines « d’État » comme la BBC ou Al-Jazeera, ou même les sites alternatifs sur le web). Mais nous avons aujourd’hui la chance d’avoir accès à des milliers de sources d’info, venant de tous pays et de toutes sensibilités politiques et sociales. Du mainstream au plus alternatif. Pour s’informer et connaitre le monde, il faut savoir puiser dans toutes ces sources et garder un œil critique. Et puis de toute façon, la réalité, la vérité, c’est quoi ? Il y a toujours plusieurs visions, plusieurs réalités pour chaque choses autours de nous. Ta vérité sera toujours différente de la mienne.
S’informer, c’est analyser des angles et des visions du monde, multiples, pour créer sa propre vision (multiple elle aussi). Quand quelqu’un dénonce des mensonges du mainstream media pour ensuite gober de toute pièce une théorie de complot qu’il vient de lire sur Infowars ou Truthfeed, c’est franchement hilarant. D’un sens, chaque reportage, chaque information est impartiale, partisane, propagande ; car au fond nous le sommes tous. Devant l’immonde ou l’injustice, le journaliste doit-il rester neutre ? Je ne crois pas.

Mais pour répondre plus précisément à ta question, voici comment mon équipe et moi travaillons :
D’abord, j’ai la chance d’être dans une position assez unique au sein de CNN : je bosse en toute petite équipe, soudée, indépendante et très libre. Je ne taffe qu’avec une reporter, Arwa Damon, qui a 15 années de terrain à couvrir les conflits au Moyen-Orient et en Afrique (Irak, Syrie, Liban, Égypte, Libye, Nigeria, etc.). Elle aussi est de culture mixte, Américano-Syrienne. Comme moi elle est nature, humaniste, passionnée. C’est une vraie journaliste de terrain, éthique et entière. Elle est très respectée à CNN, du coup elle est assez libre de faire ce qu’elle veut.

Arwa Damon et Brice, lors de <a title="Vidéo de l'incendie" href="https://www.youtube.com/watch?v=K8FZ6sFyfQs" target="_blank" rel="noopener">l'incendie de l'usine de soufre Al-Mishraq</a>, proche de Mossoul (Irak).<br>À l'arrière plan, des rivières de soufre enflammées et toxiques.

Arwa Damon et Brice, lors de l'incendie de l'usine de soufre Al-Mishraq, proche de Mossoul (Irak).
À l'arrière plan, des rivières de soufre enflammées et toxiques.


On a en gros 2 sortes de missions : les grands « Breaking News » comme les gros conflits (Irak, Syrie…) ou les catastrophes naturelles. Ensuite, on fait aussi des sujets plus niches et personnels. La plupart du temps, nous recherchons nous-même les reportages que nous voulons faire et ensuite on les propose à CNN. Si CNN est intéressé et a l’argent pour le faire, ça valide et on part.

Une fois sur le terrain, on est libre dans nos angles, nos choix de sujets, nos manières de traiter ces sujets. Nous travaillons ensemble. Le reporter et le producteur choisissent et développent les sujets, mais chacun dans l’équipe apporte sa vision, propose, discute, participe à la création du reportage. De plus, tout ce que je filme, c’est moi qui le monte. J’envoie le reportage fini au QG de CNN, là-bas une équipe d’éditeurs vérifie que le contenu respecte les règles éditoriales de CNN (langage, pas d’images trop gores, fact-checking, etc.). S’il y des changements à faire, c’est moi qui les fait et je renvoie la nouvelle version. Jamais on ne nous a censuré, influencé ou interdit de parler d’un sujet ou autre.

Montage vidéo sur le terrain, dans le désert du Tchad

Montage vidéo sur le terrain, dans le désert du Tchad

Mais bien sur, rien n’est jamais parfait. Le problème majeur pour moi c’est le format de reportage que je dois faire : en général court (en dessous de 5 minutes), avec toujours un reporter à l’image ainsi que sa voix off. Le deuxième problème majeur est que si on essaye de couvrir un sujet moins connu, plus niche, cela devient plus difficile d’avoir le feu-vert. L’obsession de la chaine sur Trump ou le désir d’un angle américain dans chaque sujets limite en effet notre liberté de faire tous les reportages qu’on aimerait faire. Autre problème : la perte d’intérêt sur un sujet dans la longueur : on part couvrir un conflit, nous, on s’investit sur le terrain, on s’attache, on veut creuser, durer, approfondir. Malheureusement, après quelques semaines ou mois, la chaine perd de l'intérêt, passe à autre chose. C’est dur pour nous.
Mais ceci dit, ce n’est pas toujours comme j’ai décrit plus haut. Par exemple, cette année nous avons fait un moyen-format (14 minutes) sur le flot de migrants Africains dans le Sahara au Niger, et là je rentre juste du Nigeria où on a fait un reportage sur le trafic humain et les réseaux de prostitution entre le Nigeria et l’Europe.
De plus, j’ai aussi la chance d’avoir pu faire du long format : plusieurs documentaires de 45 ou 60 minutes sur l’Irak ou sur les migrations massives de Syriens vers l’Europe.

Mais au final, chaque forme de media a ses problèmes et ses limites. Je passe beaucoup de temps en Irak à couvrir les combats contre daesh. Sur le terrain, nous côtoyons tous les autres journalistes, freelances, presse écrite, photographes, radio, les autres networks. Tous, nous travaillons à peu près de la même manière, couvrons les combats et les civils de manière similaire. Il faut du temps, un bon fixeur, l’accès au front, soit par l’armée irakienne, les kurdes ou les milices.
Pour les journalistes freelances, c’est plus dur : ils ont moins de fric et une forte pression pour vendre leurs reportages car ils sont nombreux à le faire, ce qui crée obligatoirement de la concurrence (même s’ils bossent souvent ensemble et se connaissent bien). Cela pousse aussi certains à prendre plus de risques pour avoir un scoop ou être au plus près des combats. Et certains journalistes sont très jeunes, avec peu d’expérience sur ce genre de terrain. Nous, on a la chance d’avoir une bonne base d’appui derrière nous, des moyens financiers, du bon matos, mais aussi une boite qui a 50 ans d’expérience, de contacts et de connaissance du terrain.
Mais au fond, quand tu regardes les reportages de guerre à travers tout cet éventail de médias, il n’y a pas de grandes différences dans les lignes éditoriales. On couvre ce que l’on voit, on essaye de montrer ce qui se passe, en tout cas les angles que l’on peut (ou que l’on sait) voir.

 

— Comment tu vis le côté « embedded » du journalisme de guerre ?

La chasse contre Boko Haram au Nigeria

La chasse contre Boko Haram au Nigeria

Encore une fois, cette question est importante et mérite un long débat en elle-même. Il y a un risque bien connu de devenir partie intégrante des machines de propagande des armées avec qui les journalistes « embed » (s'embarquent, ndlr). Il y a aussi un risque d’autocensure des journalistes : lorsque tu passes des jours et semaines avec une petite unité de soldats, ça crée des liens, des amitiés. Ces soldats sont bien souvent des gars comme toi et moi. Une fois de plus, tu rencontres l’humanité derrière le fusil. Cela peut influencer la manière dont l’équipe de journalistes traite le sujet. En bien, comme en moins bien.
Un autre problème de l’embed est qu’aujourd’hui la plupart des conflits sont très difficiles d’accès pour les journalistes. Nous sommes aujourd’hui des cibles de choix pour les différents groupes qui se battent. Donc les journalistes ont parfois besoin d’être en bonne relation avec certains états-majors d’armées, milices ou autres groupes armés, afin de pouvoir se rendre sur les zones de combat. Cela peut aussi pousser certains journalistes à l’autocensure.

Donc oui il y a des risques certains. Mais en même temps, comme je l’ai dit, l’embed est souvent le seul moyen d’accéder aux lignes de front. Et tous les embeds ne sont pas les même. Un embed court avec l’armée Irakienne pour aller sur le front de Mossoul par exemple, est un embed assez libre : une fois sur le terrain, c’est le chaos. On filme ce que l’on veut et on peut même se déplacer relativement librement, mais les risques sont énormes. Par exemple, dans le reportage de l’embuscade dans Mossoul, j’ai filmé les soldats tuer un chauffeur de taxi qu’ils pensaient être un suicide-bomber, mais il était un simple civil. J’ai aussi montré le stress, la peur et le désarroi des soldats dans cette unité. Le reportage n’a pas plu à l’état-major Irakien, mais nous n’avons eu aucune pression de censure. Nous avons fait le reportage que l’on voulait, au risque de se griller pour d’autres demandes d’embed dans le futur.

Donc oui, je vis l’embed de manière partagée et conflictuelle. J’aimerais pouvoir juste débouler sur les fronts sans avoir à dépendre d’un groupe de soldats ou d’un autre. Mais en même temps c’est souvent impossible : trop dangereux, et l’accès au front est trop contrôlé (checkpoints, permissions, etc.)
Donc le seul choix qui nous reste est soit d’accepter l’embed et de se battre pour garder son indépendance et intégrité journalistique, soit de ne pas pouvoir couvrir ces évènements majeurs de notre temps.

 

— Quand on colle de si près aux évènements, on doit les ressentir parfois. Quelle a été ta plus grosse peur ? Ta plus grosse joie ou soulagement ?

Haha oui j’ai eu quelques grosses peurs ces dernières années. La plus grosse ? Le premier jour des combats contre daesh dans la ville même de Mossoul, Arwa et moi avons rejoint un convoi des Forces Spéciales Irakiennes qui partait ouvrir une nouvelle ligne de front dans les quartiers Est de Mossoul. Notre convoi est tombé dans une grosse embuscade de daesh, coincé dans les petites rues au cœur d’un quartier populaire. RPGs, mortiers, grenades, snipers, voitures-suicide, mitraillage constant. Ça a duré presque 30 heures. Après que notre véhicule a été détruit par une roquette, on a pris refuge dans plusieurs maisons du quartier, coude à coude avec les soldats blessés et les familles terrorisées. Les combats n’ont pas arrêté. Les islamistes étaient tout autour de nous, même dans les maisons d’à côté. Franchement c’est un miracle qu’on en soit sortis vivants.
Ma plus grosse joie ? D’avoir survécu à cette embuscade. Mais toute joie est relative : des civils et des soldats sont morts autour de nous. Ça, on ne l’oublie jamais.

 

— Est-ce que tu arrives facilement à débrancher, à oublier tous ces conflits ?

Oui et non. J’y pense souvent. Pas tant aux combats ou au carnage qui en résulte, mais plus aux gens que l’on rencontre sur le terrain et avec qui on passe du temps, partage une certaine intimité. Les familles, les soldats, les collègues.
Ce qui me hante le plus ce sont les gamins blessés dans les combats ou lors des frappes aériennes américaines. C’est impossible d’oublier cette souffrance, cette détresse, impossible de digérer cette immense injustice.

 

— As-tu déjà craint pour ta vie ou celle d'un de tes collaborateurs ?

Oui, plusieurs fois on y est passé de très près. Mortiers de daesh en pleine gueule près de Ramadi en Irak. Marcher dans toutes ces villes détruites à travers l’Irak, ruines et mines où chaque pas peut être ton dernier. Les longues journées de route en territoires hostiles, où chaque voiture qui te double a un petit parfum nauséabond de kidnapping et de tunique orange. Tremblements de terre au Népal alors que nous sommes en train de grimper dans les hautes montagnes au pied de l’Himalaya. Fragment de mortier qui se loge dans ma caméra à 3 centimètres de ma tête lors de la bataille de Bartella. Mon collègue Seb à 2 doigts de la mort après un accident de voiture en Irak. Et surtout cette embuscade dont j’ai déjà parlé où pendant 30 heures on a failli se faire butter une petite dizaine de fois…

 

— Tu gardes contact avec les familles ou les soldats avec qui tu as vécu ces moments ?

Oui je suis en contact (très sporadique) avec Hamed, le soldat qui dirigeait l'unité avec qui on a passé toute l'embuscade. Je l'ai aussi revu plusieurs fois à Mossoul durant nos autres missions là-bas cette année. On est devenu potes, toutes ces expériences communes créent des liens. On se parle un peu par Whatsapp, mais son anglais est aussi nul que mon arabe. Il est constamment sur le front depuis l'embuscade, alors ça ne facilite pas les échanges. Mais il va bien. Il a été blessé plusieurs fois cette année, mais rien de trop grave. Je suis aussi en contact avec des membres de la famille qui nous a abrité chez eux pendant l'embuscade. Ils ont reconstruit leur maison et essayent de reprendre une vie normale depuis l'arrêt des combats.
J'ai eu des nouvelles de Wael. Heureusement, il n'a pas perdu son œil. Après l'embuscade, il est retourné à Baghdad pour se faire soigner. Depuis, il a repris les combats.

 

Embedded lors des combats à Mossoul

— Quand on est caméraman en zone de conflits, le risque est-il inclus dans le salaire ?

Ça dépend des boites. Chez nous, non. Le salaire est le même si tu es au front en Syrie ou à filmer un concert de Rihanna à Londres. Pas de primes de risques. Mais certaines autres chaines le font.
Pour être franc, ce serait sympa mais bon, on ne fait pas ce genre de boulot pour les thunes ; c’est une passion, un choix.

 

— Avec toutes ces tensions et situations parfois inextricables dont tu es témoin, ta recette pour conserver de l'espoir dans le genre humain, tes sas de décompression ?

Comme l’autre disait, plus je connais les hommes et plus j’aime mon chien. Haha. Non, j’essaye de garder espoir. D’ailleurs, dans les zones de conflit, le pire de l’humanité côtoie souvent le meilleur. Les familles qui s’entraident pour survivre et offrent aux visiteurs le peu qu’elles possèdent. La bonté, la générosité, la solidarité, le courage, la résilience des gens les plus démunis, forcés de vivre dans les conditions les plus abominables… cela est testament de la force et de l’humanité profonde de l’Homme.
Mes sas de décompression ? J’essaye juste de trouver un équilibre entre mon taf et ma vie privée : famille, potes, passions, fête, sport…

Deltaplane au dessus de Rio

Deltaplane au dessus de Rio

Solitaire et un peu sauvage sur les bords, j’ai aussi besoin de temps pour moi-même. Après une mission un peu tendue j’aime passer quelques jours seul chez moi, pas de communication, pas de social. Juste du temps pour moi-même. Le voyage solo est aussi important pour mon équilibre. Vagabonder dans la nature, le plus loin possible des hommes. L’océan. La plongée sous-marine est vraiment le seul moment où je déconnecte complètement du monde. Je vis alors vraiment dans le moment, je me vide le cerveau. C’est thérapeutique. J’ai d’autres passions aussi qui m’aident à avancer, mais c’est soit x-rated, soit légèrement illégal alors on ne va pas trop approfondir.

 


 

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